1772-07-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Mon héros,

Je reçois de vôtre grâce une Lettre qui m’enchante.
Elle me fait voir qu’au bout de cinquante ans vous avez daigné enfin me prendre sérieusement. Je vois que nôtre Doyen, quand il veut s’en donner la peine, est le véritable protecteur des lettres, mais ce que vous avez la bonté de me dire sur la perte que vous avez faitte, a pénétré mon cœur. J’avais déjà pris la liberté de vous ouvrir le mien. Je sentais combien vous deviez être affligé, et à quel point il est difficile de réparer de tels malheurs. Je vous plaignais en vous voiant rester prèsque seul de tout ce qui a contribué aux agréments de vôtre charmante jeunesse. Tout est passé, et on passe enfin soi même pour aller trouver le néant, ou quelque chose qui n’a nul raport avec nous, et qui est parconséquent le néant pour nous.

Je souhaitte passionément que les affaires et les plaisirs vous distraient longtems.

La bonté avec laquelle vous vous êtes occupé de la Crête a été pour vous un moment de diversion. Vos réfléxions sont très justes, et quoi que cet ouvrage ait beaucoup plus de raport à la Pologne qu’à la France, cependant, il est très aisé d’y trouver des allusions à nos anciens parlements et à nos affaires présentes. Il ne faut pas laisser le moindre prétexte à ces allégories désagréables, et c’est à quoi j’ai travaillé à la réception de la belle Lettre dont vous m’avez honoré. Il y a même beaucoup encor à faire dans le dialogue et dans la versification pour que la pièce soit digne d’être protégée par Mgr le Maréchal de Richelieu.

Nôtre Doyen sait de quelle difficulté il est d’écrire à la fois raisonnablement et avec chaleur, de ne pas dire un mot inutile, de mêler l’harmonie à la force, d’être aussi exact en vers qu’on le serait dans la prose la plus châtiée. On peut remplir ces devoirs dans cinq ou six vers; mais il n’a été donné qu’à Jean Racine d’en faire des centaines de suitte qui approachent de la perfection. Tout le reste est plein de boue; et les fautes fourmillent au milieu des beautés.

Il ne faut pourtant pas se décourager. Il faut qu’à mon âge je tâche de faire voir qu’il y a encor des ressources, et que ceux qui sont nés lorsque Racine et Boileau vivaient encor, Lorsque Louis 14 tenait encor sa brillante cour, lorsque Madame la dauphine de Bourgogne commençait à donner les plus grandes espérances, lorsque la France donnait le ton à toutes les nations de l’Europe, conservent encor quelques étincelles de ce feu qui nous animait.

Je vous demande en grâce de ne pas laisser sortir de vos mains ma pauvre Crête, jusqu’à ce que j’aie épuisé tout mon savoir faire.

Pour vous parler des prisoniers français qui se sont beaucoup plus signalés que les Crêtois, je vous dirai que je me flatte toujours qu’ils seront reçus magnifiquement à Petersbourg, qu’on y étalera toute la pompe de la puissance, tout l’éclat de la victoire, et toute la galanterie d’une femme de beaucoup d’esprit. On ne peut mieux réparer la petite fredaine dont vous parlez, et vous m’avouerez que cette fredaine a produit les plus grandes choses. Si vous étiez encor au mois d’aoust dans vôtre roiaume, je vous suplierais de vous y faire donner les Cretois bien corrigés. Le vieux malade aura l’honneur de vous en dire d’avantage une autre fois. Il est à vos pieds avec le plus tendre respect.

Nb. Il parait des lettres de madame de Pompadour. Je ne les ai pas encor vues. On dit qu’il y en a plusieurs à vous.