1772-06-16, de Denis Diderot à Jacques André Naigeon.

Cet homme, dites vous, est né jaloux de toute espèce de mérite.
Sa manie de tout temps a été de rabaisser, de déchirer ceux qui avaient quelque droit à notre estime. Soit; mais qu'est ce que cela fait? Est on un sot, parce que cet homme l'a dit? Non. Qu'en arrive-t-il? Le cri public s'élève en faveur du mérite rabaissé, déchiré, et il ne reste au censeur injuste que le titre d'envieux et de jaloux.

Cet homme, dites vous, est ingrat. Son bienfaiteur est il tombé dans la disgrâce, il lui tourne le dos, et se hâte d'aller encenser l'idole du moment. Soit; mais qu'est ce que cela fait? En méprise-t-on moins l'idole et son encenseur? Non. Qu'en arrive-t-il? On dit peut-être de l'homme disgracié qu'il avait mal placé sa faveur, et de l'autre qu'il est un ingrat.

Cet homme, dites vous, a fait l'apologie d'un visir dont les opérations écrasaient les particuliers, sans soulager l'empire. Soit; mais qu'est ce que cela fait? Le peuple en est il plus opprimé, et les visirs moins dignes du mortier d'Amurat? Non. Et que dit on du visir? On dit en soupirant qu'il est toujours en faveur, et l'on attend. Et de son apologiste? Que c'est un lâche ou un insensé.

Mais ce jaloux est un octogénaire qui tint tout la vie son fouet levé contre les tyrans, les fanatiques, et les autres grands malfaiteurs de ce monde.

Mais cet ingrat, constant ami de l'humanité, a quelquefois secouru le malheureux dans sa détresse, et vengé l'innocence opprimée.

Mais cet insensé a introduit la philosophie de Locke et de Newton dans sa patrie, attaqué les préjugés les plus révérés sur la scène, prêché la liberté de penser, inspiré l'esprit de tolérance, soutenu le bon goût expirant, fait plusieurs actions louables, et une multitude d'excellents ouvrages. Son nom est en honneur dans toutes les contrées, et durera dans tous les siècles.

Hé bien, à l'âge de soixante et dix-huit ans, il vint en fantaisie à cet homme tout couvert de lauriers, de se jeter dans un tas de boue; et vous croyez qu'il est bien d'aller lui sauter à deux pieds sur le ventre, et de l'enfoncer dans la fange, jusqu'à ce qu'il disparaisse. Ah! monsieur, ce n'est pas là votre dernier mot.

Un jour cet homme sera bien grand, et ses détracteurs seront bien petits.

Pour moi, si j'avais l'éponge qui pût le nettoyer, j'irais lui tendre la main, je le tirerais de son bourbier, et je le nettoierais. J'en userais à son égard comme l'antiquaire avec un bronze souillé. Je le décrasserais avec le plus grand ménagement pour la délicatesse du travail et des formes précieuses. Je lui restituerais son éclat, et je l'exposerais pur à votre admiration.

Bonjour, nous penserons diversement, mais nous ne nous aimerons pas moins.

E facera ogn'uno al suo senno.