1772-02-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Comment donc mon héros daigne du milieu de son tourbillon m’écrire dans ma caverne une Lettre toute philosophique! Je suis persuadé que le Duc d’Epernon vôtre devancier en Aquitaine, dont je vous ai vue autrefois si entiché, et qui ne vous valait pas à beaucoup près, n’aurait point écrit une pareille lettre de quatre pages à Malherbe ou à Gassendi.

J’avoue qu’il y a un peu de ridicule à moi à me mêler des affaires des autres; mais je suis comme ces vieilles catins qui ne peuvent rien refuser, et qui sont trop heureuses qu’on leur demande quelque chose. D’ailleurs, vous savez comme la destinée est faitte, et comme elle nous balote. Elle m’adressa les Calas et les Sirven sans que je cherchasse pratique. Je me pris de passion pour ces infortunés, et Dieu merci je réussis, ce qui m’arrive bien rarement.

J’ai eu la même faiblesse pour deux ou trois cent genevois sur qui leurs compatriotes tiraient comme sur des perdreaux; ils se réfugièrent dans mon Village; je leur bâtis une vingtaine de maisons de pierre, j’ai établi quatre manufactures. Ce sont les hochets de ma vieillesse, et si Mr le Controlleur général ne m’avait pas pris dans ma poche, ou plutôt dans celle de Mr Magon deux cent mille francs qu’il avait à moi en dépôt (ce qui s’appelle, dit on, chez les Welches, une opération de finances), ma Colonie aurait été très florissante prèsque en naissant; elle se soutient pourtant, malgré cette perte épouvantable, et si le ministère voulait bien nous protèger, et surtout si je n’étais pas si vieux, mon village deviendrait une ville dans peu d’années.

Je vois donc que la destinée fait tout, et que nous ne sommes que ses instruments. Elle vous a choisi pour les plus brillans évênements en tout genre, pour tous les plaisirs et pour toutes les sortes de gloire, et elle me fait faire des sauts de carpe dans un désert.

Vraiment je ne savais pas que Monsieur le Duc D’Aiguillon n’avait point la surintendance des postes. Je ne sais rien de ce qui se passe dans vôtre brillante cour; je ne suis en rélation qu’avec les climats de l’ourse. Je sais plus de nouvelles d’Archangel que de Versailles. J’ignore même si vous êtes cette année premier gentilhomme de la chambre en éxercice. Si vous l’étiez je sais bien ce que je vous proposerais pour vous amuser; mais je pense que c’est M: le Duc De Fleuri, et je ne le crois pas si amusable que vous, j’oserais même dire si amusant, car enfin il faut bien qu’il y ait des nuances entre les confrères, et chacun a son mérite différent.

Quoi qu’il en soit, Monseigneur, conservez vos bontés pour un vieillard cacochime qui vous est attaché avec le plus tendre respect jusqu’au moment où il ira revoir, ou ne point revoir, tous ceux qui ont vécu avec vous, et qui sont engloutis dans la nuit éternelle.