1768-09-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Je prends le parti, Monseigneur, de vous envoier quelques feuilles de la nouvelle édition du siècle de Louïs 14 avant qu'elle soit achevée.
Nonseulement je vous dois des prémices, mais je dois vous faire voir la manière dont j'ai parlé de vous et de Monsieur le Duc D'Aiguillon. Vous me reprochâtes de n'avoir point fait mention de l'affaire de st Cast. Il ne s'agissait alors que du règne de Louïs 14 et les principaux évênements qui ont suivi ce beau siècle n'étaient traittés que très sommairement. Je ne pouvais entrer dans aucun détail, et mon principal but étant de peindre l'esprit et les mœurs de la nation je n'avais point traitté les opérations militaires. Mais donnant dans cette édition nouvelle un précis du siècle de Louis 15, je me suis fait un plaisir, un devoir et un honneur de vous obéïr.

Peut être l'importance des derniers évênements, fera passer à la postérité cet ouvrage qui ne mériterait pas ses regards par son stile trop simple et trop négligé. Du moins les nations étrangères le demandent avec empressement, et les libraires leur ont déjà vendu toute leur édition par avance. Ce sera une grande consolation pour moi si la justice que je vous ai rendue, et la circonspection, avec la quelle j'ai parlé sur d'autres objets, sans blesser la vérité, peuvent trouver grâce devant vous et devant le public. La gloire, après tout, est l'unique récompense des belles actions. Tous les autres avantages passent, ou même sont mêlés d'amertume; la gloire reste quand elle est pure.

J'ai beaucoup envié le bonheur qu'a eu made Denis de vous renouveller ses hommages à Paris. J'ai cru que dans la résolution que j'ai prise de vivre avec moi même, et de n'être plus l'aubergiste de tous les voiageurs de l'Europe une parisienne eût trop souffert en partageant ma solitude. Je me suis dépouillé d'une partie de mon bien pour la rendre heureuse à Paris. J'ai pensé qu'à l'âge de près de soixante et quinze ans, assujetti par mes maladies à un régime qui ne convient q'uà moi, et condamné par la nature à la retraitte, je ne devais pas faire souffrir les autres de mon état.

Les médecins m'avaient consillé les eaux de Barège, je ne sais pas trop bien pourquoi. Je n'ai point les maladies de Lekain, qui y est allé par leur ordre. Je n'espère point guérir puisqu'il faudrait changer en moi la nature, mais j'aurais fait volontiers le voiage pour être à portée de vous faire ma cour. J'aurais été consolé du moins en vous présentant encor avant de mourir mon tendre et respectueux attachement. C'est un avantage dont j'ai été malheureusement privé. Il ne me reste qu'à vous souhaitter une vie aussi heureuse et aussi longue qu'elle a été brillante. Je me flatte que vous daignerez toujours me conserver des bontés auxquelles vous m'avez accoutumé pendant plus de quarante années.

Nôtre sous-doyen de l'académie française va mourir, s'il n'est déjà mort. J'espère que le nouveau Doyen sera plus alerte que lui quand il aura quatre vingt cinq ans comme le sous-Doyen.

Agréez, Monseigneur, mon respect, mon dévouement inviolable, et mes souhaits ardents pour vôtre conservation comme pour vos plaisirs.

V.