1772-02-10, de Jean François Bourgoing à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Il vous paraîtra singulier de vous voir importuné par quelqu’un qui n’a aucune espèce de droit à votre attention; mais c’est un des grands inconvénients de quiconque jouit d’une haute réputation d’être exposé plus que personne aux assauts des fâcheux et je vous en donne aujourd’hui une triste preuve.
Plus d’un jeune auteur, jaloux de s’élancer vers le Parnasse sous les auspices de son illustre doyen, aura cru que quelques légers essais d’une verve naissante pouvait l’enhardir à vous choisir pour son Apollon. Je ne suis point muni d’un tel paseport pour pénétrer dans votre cabinet. C’est une petite plainte que j’ose porter à votre équitable tribunal, et non une production que je soumets à votre censure; et j’ose me flatter que vous recevrez l’une avec autant de bonté que vous auriez jugé l’autre avec discernement. Mon préambule vous a sans doute déjà ennuyé, et peut-être m’avez-vous déjà dit: ‘Avocat au fait’: M’y voici.

Tout ce qui sort de votre plume, monsieur, a droit à la renommée. Toute l’Europe retentit de vos productions en tous les genres. Tous les noms que vous avez célébrés passeront jusqu’à nos derniers neveux; mais il en sera de même de ceux sur lesquels vous aurez distillé le fiel de la satire ou que vous aurez maudits dans un louable courroux. J’ai le malheur d’en porter un de cette dernière espèce. On lit dans votre charmante épître au roi de Danemarc:

D’un Guignard, d’un Bourgoing, les horribles sermons
Au nom de Jésus-Christ, prêchés par les démons, etc.

Je m’en entends déjà faire l’odieuse application; et quoique ni mon état, ni ma façon de penser ne me mettent dans le cas de m’en affecter sérieusement, j’aurais souhaité, je l’avoue, que mon nom, assez obscur jusqu’ici, n’eût point été tiré de la poussière pour inspirer de l’horreur dans vos beaux vers. Je connaissais la malheureuse aventure du Père Bourgoing, mais je m’en étais consolé en remarquant que son nom ne finissait point par un g. Il semblait que le p. Daniel, pour ménager ma délicatesse, eût orthographié ce nom selon ma conjecture, mais vous y avez ajouté la fatale lettre sur laquelle se fondait ma tranquillité et vous voulez absolument que le bon père, écartelé en place de Grève, soit un de mes grands-oncles. Voilà donc mon nom flétri, et par quelle main? par une main faite pour tout illustrer. Convenez, monsieur, que j’aurais bien lieu de m’en chagriner, si je n’attendais le remède de cette même main, d’où part la blessure. Quelques lignes de réponse à ma requête sont celui que je réclame. Je sens quelle est ma témérité d’oser prétendre à un des moments perdus du plus bel esprit de notre siècle; mais c’est moins au plus sublime des poètes qu’à un respectable ami de l’humanité que j’adresse cette lettre: et j’espère de la bonté de son cœur qu’il m’accordera la réparation que j’ai la hardiesse de lui demander: réparation qui, quelque légère qu’elle puisse être, me sera mille fois plus flatteuse que la prétendue injure dont j’affecte de me plaindre, ne m’a paru humiliante. La réponse que j’attends, peut-être par une confiance ridicule, vengera pleinement mon nom de l’opprobre dont il fut couvert au temps de la Ligue. Je la transmettrai à mes enfants pour prévenir leur confusion à la lecture de votre charmante épître, et je veux qu’ils la regardent comme leur plus précieux titre de noblesse.

Je suis avec cette profonde vénération que vous porte tout l’univers littéraire, monsieur,

Votre très-humble et très-obéissant serviteur.

Bourgoing, officier au régiment d’Auvergne