23e 7bre 1771 , à Ferney
Made,
J’ai soixante et dixhuit ans, je suis né faible, je suis très malade et prèsque aveugle.
Moustapha lui même excuserait un homme qui dans cet état ne serait pas éxact à écrire.
Si Monsieur le Prince de Salm vous a dit que je me portais bien, je lui pardonne cette horrible calomnie en considération du plaisir infini que j’ai eu quand il m’a fait l’honneur de venir dans ma chaumière.
A l’égard du grand Turc, Madame, je ne puis absolument prendre son parti; il n’aime ni l’opéra, ni la Comédie, ni aucun des beaux arts; il ne parle point français; il n’est pas mon prochain; je ne puis l’aimer. J’aurai toujours une dent contre des gens qui ont dévasté, apauvri et abruti la Grece entière. Vous ne pouvez pas honnêtement éxiger de moi que j’aime les destructeurs de la patrie d’Homère, de Sophocle et de Démosthène. Je vousrespecte même assez pour croire que dans le fond du cœur vous pensez comme moi.
J’aurais désiré que vos braves Polonais qui sont si généreux, si nobles et si éloquents et qui ont toujours résisté aux Turcs avec tant de courage, se fussent joints aux Russes pour chasser d’Europe la famille d’Orto-gul. Mes vœux n’ont pas été éxaucés, et j’en suis bien fâché. Mais quelque chose qui arrive je suis persuadé que vôtre respectable nation conservera toujours ce qu’il y a de plus précieux au monde, la Liberté. Les Turcs n’ont jamais pu l’entamer, nulle puissance ne la lui ravira. Vous éssuierez toujours des orages, mais vous ne serez jamais sûbmergés. Vous êtes comme les baleines qui se jouent dans les tempêtes.
Pour vous, Madame, qui êtes dans un port assez commode, je conçois quel est le chagrin de vôtre belle âme de voir les peines de vos compatriotes. Vous avez toujours pensé avec grandeur, et j’ose dire qu’il y a une espèce de plaisir à sentir qu’on ne peut souffrir que par le malheur des autres. Je ne puis qu’aprouver tous vos sentiments, excepté vôtre tendre amitié pour des barbares qui traittent si mal vôtre sexe, et qui lui ôtent cette liberté dont vous faittes tant de cas. Que vous importe, après tout, qu’ils se lavent en commençant par le coude? Comme vous n’avez aucun intérêt à ces ablutions, autant vaudrait pour vous qu’ils fussent aussi crasseux que les Samoyedes. Il faut que tous les Musulmans soient naturellement bien malpropres, puisque Dieu a été obligé de leur ordonner de sa laver cinq fois par jour.
Aureste, Madame, je sens que je serais toujours rempli de respect et d’attachement pour vous, soit que vous fussiez née à la Mecque ou à Jerusalem, ou dans Astracan. Je finis mes jours dans un désert fort différent de tous ces lieux si renommés. J’y fais des vœux pour vôtre bonheur supposé qu’en effet il y ait du bonheur sur nôtre globe. Vous avez vu des malheurs de toutes les espèces, je vous recommande à vôtre esprit et à vôtre courage.
Agréez, Madame, le profond respect de V: t: h: o: sr
Le vieux malade de Ferney V.