17e Juin 1771
Madame,
Quoiqu’on ne m’écrive guères de Babilone, et que j’écrive encor moins, on m’a mandé que vous étiez malade.
Peutêtre n’en est-il rien, mais dans le doute vous trouverez bon que je vous dise combien vôtre santé est prétieuse à tous ceux qui ont des yeux, des oreilles et une âme. Pour des yeux je ne m’en pique pas, il n’y a plus qu’un degré entre vôtre petite fille et moi. Mes oreilles ne sont pas malheureusement à portée de vous entendre. A l’égard de l’âme c’est autre chose; je crois entendre de loin la vôtre devant laquelle la mienne est à genoux. Il n’y a point d’âme au monde qui puisse trouver mauvais qu’il y ait des âmes sensibles, pleines de la plus respectueuse reconnaissance pour leurs bienfaicteurs.
Soit que vôtre santé ait été altérée, soit que vous et le beaupère de vôtre petite fille vous conserviez une santé brillante, je compte ne rien faire de mal à propos en vous disant que vôtre soulier que je conserve me sera toujours le plus prétieux de tous les bijoux; que les capucins de mon païs, et les sœurs de la charité, et tous les gens qui vont à présent pieds nus vous bénissent, que les horlogers en émaillant leurs quadrans et en les ornant de vôtre nom, vous souhaittent des heures agréables; que le neiges des Alpes et du mont Jura se fondent quand on parle de vous; que tous ceux qui ont été comblés de vos bontés ne s’entretiennent que de leur reconnaissance; que sur les bords de l’Euphrate comme sur ceux de l’Oronte tous les bergers vous chantent sur leurs chalumaux. Cette Eglogue, Madame, ne pourait déplaire qu’à ceux qui n’aiment ni Théocrite, ni Virgile.
Pour moi, Madame, qui les aime passionément je vous dirai
Vous entendez le latin, Madame, vous savez ce que celà veut dire:
Les cerfs iront paître dans l’air avant que j’oublie son visage.
Les savants assurent que celà est fort élégant. Vous me direz, Madame, que je n’ai jamais vu vôtre visage. Je vous demande pardon, je le connais très bien; car j’ai comme vous savez vôtre soulier et vos lettres; et quand on connait le pied et le stile de quelqu’un, il faudrait être bien bouché pour ne pas connaître ses traits parfaittement. Je suis désespéré de ne les pas voir face à face; mais je présume que ce bonheur n’est pas fait pour moi.
Embélissez les bords de l’Oronte tandis que je vais me faire enterrer vers le lac Leman, en vous présentant à vous et à tout ce qui vous environne en Sirie, mon profond respect, mon inviolable reconnaissance, mon adoration de Latrie, ou dumoins d’hiperdulie.
Le vieux radoteur aveugle entre un lac et une montagne couverte de neige