1771-06-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à Antoine Léonard Thomas.

Je vous aime, monsieur, de tout mon cœur, non seulement parce que vous faites de très beaux vers, mais parce que vous soutenez noblement l’honneur et la liberté des lettres.

L’article Epopée vous sera assurément très inutile; vous l’aurez dans quatre mois si la chambre syndicale est aussi exacte cette fois-ci qu’elle l’a été l’autre. Mais souvenez vous bien que cet article Epopée n’est que dans votre génie. L’auteur de cet article s’est bien donné de garde de hasarder aucun précepte; il ne connaît que les exemples. Il a traduit quelques morceaux des poètes étrangers, et s’en est tenu là comme de raison, laissant à tout lecteur la liberté de conscience qu’il demande pour lui même.

Vous avez très bien fait de choisir un héros arrivé de la mer glaciale. Nous n’en avons guère sur les bateaux de la Seine et de la Loire. Il est vrai que votre héros avait deux natures, il était moitié loupcervier et moitié homme, mais c’est l’homme que vous chantez.

Savez vous ce qui s’est passé il y a un an sur son tombeau? L’impératrice de Russie y fit chanter un te deum en grec pour la victoire navale dans laquelle toute la flotte turque avait été détruite. Un archimandrite nommé Platon, aussi éloquent que celui d’Athenes, remercia Pierre le grand de cette victoire, et fit souvenir la Russie qu’avant lui on ne connaissait pas le nom de flotte dans la langue de ses vastes états. Cela vaut bien, monsieur, nos sermons de St Roc et de St Eustache, et même nos itératives remontrances qui font tant de bruit chez les Welches.

Soyez sûr, monsieur, que personne ne rend plus de justice que moi à vôtre génie et à vos sentiments, et que j’aime votre façon de penser autant que je hais la bassesse et la charlatanerie.