Sans-Souci, ce 18 novembre 1771
Vous vous moquez de moi, mon bon Voltaire; je ne suis ni un héros, ni un océan, mais un homme qui évite toutes les querelles qui peuvent désunir la société.
Comparez moi plutôt à un médecin qui proportionne le remède au tempérament du malade. Il faut des remèdes doux pour les fanatiques; les violents leur donnent des convulsions. Voilà comme je traite les prédicants de Genève, qui ressemblent plus, par leur véhémence, aux réformateurs du quinzième siècle qu'à la génération présente.
Il y a longtemps que j'ai lu la brochure du Droit des hommes et de l'usurpation des autres. Vous croyez donc que les Semnons ne sont pas curieux de vos ouvrages, et qu'on ne les lit pas aux bords de la Havel avec autant et peut-être plus de plaisir qu'à ceux de la Seine et du Rhône? Cette brochure parut précisément après que les Français eurent pris possession du Comtat; je crus que c'était leur manifeste, et que par mégarde on l'avait imprimé après coup.
Je vous ai mille obligations du 6 et 7 tome de l' Encyclopédie, que j'ai reçus. Si le style de Voiture était encore à la mode, je vous dirais que le père des muses est l'auteur de cet ouvrage, et que l'approbation est signée du dieu du goût. J'ai été fort surpris d'y trouver mon nom, que par charité vous y avez mis. J'ai trouvé quelques paraboles moins obscures que celles de l'évangile, et je me suis applaudi de les avoir expliquées. Cet ouvrage est admirable; je vous exhorte à le continuer. Si c'était un discours académique, assujetti à la révision de la Sorbonne, je serais peut-être d'un autre avis.
Travaillez toujours; envoyez vos ouvrages en Angleterre, Hollande, Allemagne, Russie; je vous réponds qu'on les dévorera. Quelque précaution qu'on prenne, ils entreront en France; et vos Velches auront honte de ne pas approuver ce qui est admiré partout ailleurs.
J'avais un très violent accès de goutte quand vos livres sont arrivés, les pieds et les bras garrottés, enchaînés et perclus; ces livres m'ont été d'une grande ressource. En les lisant, j'ai béni mille fois le ciel de vous avoir mis au monde.
Pour vous rendre compte du reste de mes occupations, vous saurez qu'à peine ai-je recouvré l'articulation de la main droite, que je m'avisai de barbouiller du papier, non pour éclairer, non pour instruire le public et l'Europe, aux yeux ouverts; mais pour m'amuser. Ce ne sont pas les victoires de Catherine que j'ai chantées, mais les folies des confédérés. Le badinage convient mieux à un convalescent que l'austérité du style majestueux. Vous en verrez un échantillon. Il a six chants. Tout est fini, car une maladie de cinq semaines m'a donné le temps de rimer et de corriger tout à mon aise. C'est vous ennuyer assez que deux chants de lecture que je vous prépare.
Ah! que l'homme est un animal incorrigible! direz vous en voyant encore de mes vers. La Valachie, la Moldavie, la Tartarie, subjuguées, doivent être chantées sur un autre ton que les sottises d'un Krasinski, d'un Potocki, d'un Oginski, et de toute cette multitude imbécile dont les noms se terminent en ki.
Comme je me crois un être qui possède une liberté mitigée, je m'en suis servi dans cette occasion; et comme je suis un hérétique excommunié une fois pour toutes, j'ai bravé les foudres du Vatican. Bravez les de même, car vous êtes dans le même cas.
Souvenez vous qu'il ne faut point enfouir son talent. C'est de quoi jusqu'ici personne ne vous accuse; mais je voudrais que la postérité ne perdît aucune de vos pensées; car combien de siècles s'écouleront avant qu'un génie s'élève qui joigne à tant de goût tant de connaissances! Je plaide une belle cause, et je parle à un homme si éloquent, que, s'il jette un coup d'œil sur ce sujet, il saisira tous les arguments que je pourrais lui présenter. Qu'il continue donc à étendre encore sa réputation, à instruire, à éclairer, à consoler, à persifler, à pincer, selon que la matière l'exige, le public, les cagots et les mauvais auteurs. Qu'il jouisse d'une santé intarissable et qu'il n'oublie point le solitaire Semnon habitué à Sans-Souci!
Federic