1771-02-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Mon héros passe sa vie à m’accabler de bontés et de niches.
On me mande qu’il est à la tête d’une faction brillante contre Mr Gaillard. Je le suplie de descendre un moment du grand tourbillon dans lequel il plâne pour considérer que Mr Gaillard travaille au journal des savants depuis 24 ans, qu’il a remporté des prix à l’académie; qu’il a fait l’histoire de François 1er laquelle est très estimée, et qu’il n’a fait ni les fétiches, ni les terres australes.

Je suplie nôtre respectable doien, le neveu de nôtre fondateur, de ne pas contrister à ce point ma pauvre vieillesse toute décrépite. Je sais bien qu’il ne fera que rire de mes lamentations, et qu’il se moquera de moi jusqu’au dernier moment de ma vie. Mon héros est très capable de me venir voir, et de m’accabler de plaisanteries. Il daigne m’aimer depuis longtems, et me tourner par fois en ridicule. Je suis accoutumé à son jeu, et il sait que je suporte la chose avec une patience angélique.

Il me reproche toujours des chimères, des préférences qu’il imagine, des négligences qui n’existent pas, et sur ce beau fondement il mortifie son très humble et très obéissant serviteur.

L’Europe croit que j’ai beaucoup de crédit sur l’esprit de mon héros; l’Europe se trompe, et je lui certifierai quand elle voudra que je n’en ai aucun, et qu’il passe sa vie à se moquer de moi. Cependant, il faut qu’il soit juste.

Là, mon héros, mettez la main sur la conscience. Vous avez fait serment devant Dieu de donner vôtre voix au plus digne, sans écouter la brigue et les cabales. Jugez quel est le plus digne, et songez à ce que dira de vous la postérité si vous me bafouez dans cette affaire de droit! Je vous avertis que cette postérité a l’œil sur vous, quoique vous soiez continuellement occupé du présent. Je me plaindrai à elle comme font tous les mauvais poëtes, et toute prévenue qu’elle est en votre faveur, elle me rendra justice. Ne désespérez point le très vieux et très raillé solitaire du mont Jura, qui vous a toujours aimé et révéré d’un cultre de Dulie, et qui en est pour son culte.

V.