1770-10-30, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].

Une mitte qui végète dans le Nord de l'Allemange, est un mince Sujet d'entretien pour des philosophes qui discutent des mondes divers flotans dans l'espace, de l'infini en grand comme en petit, du principe du mouvement et de la vie, du tems et de l'éternité, de l'esprit et de la matière, des choses possibles et de celles qui ne le sont pas.
J'apréhende fort que cette mitte n'ait distrait ces deux grands philosophes d'objets plus importans et plus dignes de les occuper; Les Empereurs ainsi que les Rois disparoissent dans l'immense Tableau que la Nature offre aux yeux des Spéculateurs: Vous qui réunissés tous les genres, vous descendés quelquefois de l'Empirée, tantôt Anaxagoras tantôt Triptoleme, vous quités le Portique pour l'agriculture, et vous ofrés sur vos terres un azyle aux malheureux. Je préférerois bien les colonies de Fernex, dont Voltaire est le Législateur, à celles des Quakers de Philadelphie aux qu'elles Lok donna des loix. Nous avons ici des fugitifs d'un autre genre, ce sont des Polonois qui redoutant les déprédations, les pillages, et les cruautés de leurs compatriotes, ont cherché un azyle sur mes Terres. Il y a plus de centvingt familles nobles qui se sont expatriées pour attendre des tems plus tranquiles qui leur permettent le retour ches eux. Je m'aperçois ainsi de plus en plus, que les hommes se ressemblent d'un bout de nôtre globe à l'autre, qu'ils se persécutent et troublent mutuellement autant qu'il est en eux leur félicité, leur unique ressource est en quelques bonnes âmes qui les receuillent chés eux, et les consolent de leurs adversités.

Vous prennés ainsi part à la perte que je viens de faire à l'armée Russe, de mon neveu de Brunswik, le tems de sa vie n'a pas été assés long, pour lui laisser aperçevoir ce qu'il pouvoit connoitre, ou ce qu'il falloit ignorer. Cependant pour laisser quelques traces de son existence, il a ébauché un Poëme Epique, c'est la conquête du Mexique par Ferdinand Cortés. L'ouvrage contient douze chants, mais la vie lui a manqué pour le rendre moins défectueux. S'il étoit possible qu'il y eût quelque chose après cette vie, il est certain qu'il en saura aprésent plus que nous tous ensemble, mais il y a bien de l'aparence qu'il ne sait rien du tout; un Philosophe de ma connoissance, homme assés déterminé dans ses sentimens, croit que nous avons assés de degrés de probabilités pour arriver à la certitude que post mortem nihil est. Il prétend que l'homme n'est pas un Etre double, que nous ne sommes que de la matière animée par le mouvement, et que dès que les ressorts usés, se refusent à leur jeu, la machine se détruit, et ses parties se dissolvent. Ce Philosophe dit qu'il est bien plus difficile de parler de dieu que de l'homme, àcause que nous ne parvenons à soupsoner son existence qu'à force de conjectures, et que tout ce que nôtre raison nous peut fournir de moins inepte sur son sujet, est de le croire le principe Intelligent du mouvement et de tout ce qui anime la Nature. Mon Philosophe est très persuadé que cette Intelligence ne s'embarasse pas plus de Moustapha que du Très Chrétien, et que ce qui arrive aux hommes, l'inquiète aussi peu, que ce qui peut arriver à une taupinière de fourmis que le pied d'un Méssager écrase sans s'en apercevoir. Mon Philosophe envisage le genre animal comme un accident de la Nature, comme le sable que des roües mettent en mouvement, quoi que ces roües ne sont faites que pour transporter rapidement un char: cet étrange homme dit qu'il ny a aucune rélation entre les animaux et l'Intelligence suprême, parce que de foibles créatures ne peuvent ni lui nuire, ni lui rendre service, que nos vices et nos vertus sont rélatives à la société, et qu'il nous suffit des peines et des récompanses que nous en reçevons. S'il y avoit ici un sacré Tribunal d'Inquisition, j'aurois été tenté de faire griller mon Philosophe pour l'édification du prochain, mais nous autres Huguenots nous sommes privés de cette douce Consolation, et puis le feu auroit pû gagner jusqu'à mes habits; j'ai donc, le coeur contrit de ses discours, pris le parti de lui faire des remontrances; vous n'êtes point orthodoxe lui ai-je dit, mon ami, les Conciles généraux vous condamnent unanimement, et Dieu le Père qui a toujours les Conciles dans ses Culotes, pour les consulter au besoin, comme le Docteur Tamponet y porte la Somme de St Thomas, s'en servira pour vous juger à la rigueur. Mon raisoneur, aulieu de se rendre à de si fortes sermonces, repartit, qu'il me félicitoit de si bien connoitre les chemins du Paradis et de l'Enfer, qu'il m'exhortoit à dresser la Carte du Paÿs, et de donner un Itinéraire pour régler les gîtes des voyageurs, surtout pour leur annoncer de bonnes auberges; voilà ce qu'on gagne à vouloir convertir les Incrédules, je les abandonne à leur voyes, c'est le cas de dire, Sauve qui peut. Pour nous, nôtre foi nous promet que nous irons en ligne directe en Paradis. Toutefois ne vous hâtés pas d'entreprendre ce voyage, un Tien dans ce monde-ci, vaut mieux que dix tu auras dans l'autre, donnés des Loix à vôtre Colonie genevoise, travaillés pour l'honneur du Parnasse, éclairés l'univers, envoyés moi vôtre réfutation du Systême de la Nature et recevés avec mes voeux ceux de tous les habitans du Nord et de ces Contrées.

Federic