8e octobre 1770, à Ferney
Je suis très reconnaissant, Monseigneur, de vôtre Lettre du 30 7bre.
Je suis charmé qu’elle soit datée de Versailles, et encor plus que vous aiez été à Richelieu. Il y a je là je ne sais quel esprit de philosophie qui me fait bien augurer de vous. Pour vôtre souper à Bordeaux je sais qu’il a été excellent, que tous les convives en ont été fort contents qu’il y en a à qui vous avez fait mettre de l’eau dans leur vin, et que le Roi a dû trouver que vous êtes le premier homme du monde pour arranger ces soupers là.
Aiez la bonté d’agréer mon compliment sur la paternité de Monsieur le Prince Pignatelli puisque je ne puis vous en faire sur la maternité de Madame la Comtesse d’Egmont. C’est bien dommage assurément qu’elle ne produise pas des êtres ressemblants à son grand père et à elle. Je vous demande vôtre protection auprès d’elle et auprès de Monsieur son beau frère. Ils m’ont tout deux lié à vous par de nouvelles chaines, Madame la comtesse d’Egmont, par la Lettre pleine d’esprit et de grâces qu’elle a bien voulu m’écrire, et Monsieur le Prince Pignatelli par la supériorité d’esprit qu’il m’a paru avoir sur les jeunes gens de son âge.
Vous me reprochez toujours les philosophes et la philosophie. Si vous avez le tems et la patience de lire ce que je vous envoie, et de le faire lire à Madame vôtre fille, vous verrez bien que je mérite vos reproches bien moins que vous ne croiez. J’aime passionnément la philosophie qui tend au bien de la société, et à l’instruction de l’esprit humain, et je n’aime point du tout l’autre. Il n’y a qu’à s’entendre; et jusqu’icy vous ne m’avez pas trop rendu justice sur cet article. Comme d’ailleurs il est question de chimie dans le chifon que je mets à vos pieds, vous en êtes juge très compétent.
Vous ne l’êtes pas moins de ce pauvre théâtre français qui était si brillant sous Louis 14, et qui tombe dans une si triste décadence ainsi que bien des choses. Si d’icy à la St Martin vous avez quelques moments à perdre je vous suplierai de jetter les yeux sur quelque chose dont le tripot d’aujourd’hui poura se mêler. Je conçois bien que nôtre théâtre sera toujours meilleur que celui de Pétersbourg où l’on ne joue plus de tragédies françaises parce que l’on n’a pas trouvé un seul acteur. Il faudra désormais représenter les pièces de de Sophocle dans Athênes si on enlêve la Grece aux Turcs, comme on vient de leur enlever les bords de la mer Noire à droite jusqu’aux embouchures du Danube, et à gauche jusqu’à Trebisonde. Ils ont été battus au pied du Caucase dans le même tems que le grand visir perdait sa bataille et abandonnait tout son camp. Si vous trouvez celà peu de chose vous êtes difficile en opérations militaires. Mais assurément c’est à vous qu’il est permis d’être difficile.
Je suplie mon héros d’être toujours un peu indulgent envers son ancien serviteur qui n’en peut plus, et qui vous sera attaché jusqu’au dernier moment de sa vie avec le plus profond et le plus tendre respect.
V.