A Paris, le 25 août 1770
Messieurs,
si je pouvais récuser le témoignage de l'homme respectable de qui je le tiens. Il est fort instruit de tout ce qui se passe & se dit à Génève; il m'a assuré qu'on y attribuait généralement au plus lâche motif le silence que je garde depuis si longtemps sur plusieurs écrits attribués, soit avec raison, soit injustement, à m. de Voltaire, & dans lesquels je suis cruellement outragé. On se souvient qu'en 1753, je réfutai avec assez de force le Supplément au Siècle de Louis XIV, où j'étais moins maltraité que dans vingt libelles qui ont paru depuis. Comment, dit on, quelqu'un dont le premier combat fut une victoire, voit il stoïquement tant d'actes d'hostilité? Comment est il devenu si patient, après s'être montré si sensible? Je ne suis point surpris de ces réflexions; on ignore les raisons qui m'ont déterminé au silence. Mais ce qui m'étonne, c'est qu'on ait cru parmi vous que ce silence avait été acheté par m. de Voltaire. Si l'on croit cela dans une ville où mes différends avec lui ne m'ont ôté aucun ami & peutêtre m'en ont donné, que croira-t-on ailleurs? Votre compatriote m'avoue avec franchise qu'il a lui même été dans cette persuasion. Il prétend qu'après de ceux qui ne me connaissent pas personnellement, la vraisemblance d'une forte pension que m. de Voltaire me fait compter avec exactitude, explique naturellement cette espèce d'insensibilité que les gens de bien & d'honneur me reprochent depuis si longtemps.
Me voilà donc le pensionnaire de mon ennemi en vertu d'un traité fait entre nous. D'une part je lui permets, moyennant une somme, de me déchirer à belles dents; de l'autre, il accepte la promesse que je lui fais de ne pas me défendre. Comment une idée aussi folle a-t-elle pu entrer dans des têtes bien organisées? Un tel soupçon suffirait pour me remettre les armes à la main si je les avais jamais posées; il ne m'est plus permis de penser que tant de calomnies sont réfutées par leur atrocité, dès que je vois qu'elles ont laissé dans de bons esprits de si fâcheuses impressions. Mon premier devoir est de les effacer.
Dans cette vue je m'adresse à vous, messieurs, qui savez depuis longtemps que je n'ai point renoncé à faire rougir m. de Voltaire ou l'écrivain qui a pris son nom, de s'être si souvent oublié vis à vis de moi. Tous les traits que l'un ou l'autre m'ont lancés sont tombés sur une âme sensible; & cette âme sensible repoussera bientôt sans aigreur, mais avec fermeté, tous les outrages contenus dans la préface de l' Histoire de Pierre le grand, dans celle des Souvenirs de madame de Caylus, dans des Lettres à M. J. J. Rousseau, à l'Académie françoise & au sénateur Albergoti, dans les Honnêtetés littéraires, dans le mémoire intitulé, Mémoire présenté au ministère par m. de Voltaire, contre La Beaumelle, dans celui qui a pour titre: Mémoire pour être mis à la tête de la nouvelle édition du Siècle de Louis XIV, dans les Notes du Siècle de Louis XV, dans une Lettre à Lacombe, dont l'auteur de l' Avant-coureur a sali ses feuilles, dans une autre Lettre de quatre pages qui en 1766, me fut adressée par la poste avec d'autres libelles, ainsi qu'au juge & au curé de Mazères où j'habitais, & aux consuls & à l'archiprêtre du Carla, dont je venais d'acheter la seigneurie. Le public m'a sans doute fait raison des grossièretés; mais je me dois à moi-même de me faire raison des calomnies.
On a attaqué en moi l'homme de lettres; qu'on l'attaque encore, je ne le défendrai pas. Le public m'a jugé sans consulter mon ennemi. Qu'on me dise que je suis un très mauvais écrivain, c'est un très petit mal; & l'unique réponse que je dois à celui qui me le dit outrageusement, c'est de faire imprimer en gros caractères ses outrages. Mais les gens de lettres n'existent pas seulement dans la société comme auteurs; il y existent comme citoyens, & chacun d'eux y existe avec plus ou moins d'agrément, suivant l'opinion que ses concitoyens ont de ses mœurs. Ils doivent être aussi jaloux de leur réputation que tous les autres sujets. Oserait on blâmer celui qui, se voyant diffamé, mépriserait les injures, & se purgerait des imputations?
On m'a dit cent fois, & vous-mêmes, messieurs, m'avez répété: quel tort peuvent faire à votre honneur les satires d'un anonyme? Il allègue des faits; mais ses allégations sont absolument dénuées de preuves. Je n'aurais rien à répondre si ces satires n'étaient lues que par des sages: je serais bien sûr qu'ils renverraient avec indignation dans la classe des mensonges imprimés tout ce qui ne serait pas prouvé. Mais ces libelles ont bien d'autres lecteurs; les uns admettent tout par malignité de cœur; les autres croient tout par faiblesse d'esprit. Il en est qui sont si vivement frappés, qu'ils ne peuvent se défendre d'une demi-persuasion; les plus équitables sont ceux qui restent indécis; quand la calomnie est présentée adroitement, avec tout l'appareil, toutes les couleurs de la vérité, le diffamé est trop heureux s'il se trouve quelques personnes judicieuses qui ne le croient pas tout à fait aussi noir qu'on le représente. A peine le mensonge élève-t-il sa voix, que mille échos répètent au moins ses dernières paroles: l'écho n'est rien, & c'est ce rien qui assassine.
Aussi les lois de tous les peuples ont elles ouvert aux citoyens calomniés la voie de l'action criminelle contre le calomniateur. Les Romains, que Tite-Live appelle le peuple le plus doux dans les châtiments, outrèrent la sévérité contre les auteurs des libelles diffamatoires; ils croyaient sans doute qu'une diffamation, la plus dénuée de preuves, pouvait quelquefois flétrir autant le citoyen que la condamnation la plus légale. Nous sommes moins délicats; cependant tous nos tribunaux vengent tout offensé qui leur présente l'offenseur. Je dois donc être assuré que les cœurs honnêtes approuveront ma juste défense & cette sensibilité à laquelle la loi même se fait gloire de compatir. Que d'autres opposent à la calomnie un cœur armé d'un triple airain. Pour moi j'ai j'ai une famille, & quand je n'en aurais point, n'aurais je pas ma personne? & si je ne tenais à rien dans le monde, ne tiendrais je pas toujours à mon honneur?
Mais comment accorder cette défense avec ette morale sublime qui nous fait une loi du pardon des injures? Cette objection des chrétiens parfaits est aussi celle des esprits extrêmement généreux. On pourrait prier les uns & les autres d'observer qu'une défense des moeurs n'est point incompatible avec le pardon de celui qui les attaque. Pour moi, soit incapacité de hair longtemps, soit générosité, soit compassion pour la faiblesse humaine, je pardonne à m. de Voltaire, ou à celui qui a pris son nom; je loue, ce me semble, aussi volontiers ce qu'il a fait de bon, que j'applaudis à ce qu'il a écrit de beau. Je ne dirai point que je lui ferais du bien, si je le pouvais; la haine la plus vive exercerait avec volupté une si cruelle vengeance. Mais j'ose présumer assez de moi pour croire que, si je pouvais altérer le bonheur dont il jouit, je m'en abstiendrais sans effort, & que, si sa vie m'offrait une suite de faits propres à le décrier auprès des races futures, ma plume ne se prêterait point au droit de représailles. Ce n'est point à lui que je pense; je ne veux ni lui nuire, ni l'affliger, ni l'attaquer; je ne veux que me défendre. Si l'anonyme qui m'insulte est jeune, je puis compter sur son repentir; s'il est vieux, je dois regarder son déchaînement comme le radotage d'un cœur ulcéré. S'il est sur le bord du tombeau, il ne peut exciter que ma pitié. Ce qui m'occupe, ce sont mes amis, ma famille, tant d'hommes qu'il a trompés sur mon compte & qu'il m'importe de désabuser.
Il m'a fallu du temps pour préparer ma défense; il a fallu écrire en Danemarck, à Genève, à Berlin, à à Paris, présenter des requêtes aux magistrats, faire légaliser des signatures, obtenir des informations. Enfin, j'ai rassemblé les preuves les plus propres à démentir chacun des faits articulés contre moi. Ces preuves sont dans la forme la plus authentique; j'en donnerai l'extrait après en avoir déposé les originaux à la bibliothèque du roi; &, sans invectives, même sans réflexions, je défendrai mon honneur devant le public par une simple production de pièces, comme je le ferais devant un tribunal auquel je demanderais un arrêt de déclaration d'innocence.
Voilà les motifs, messieurs, qui ont retardé ma défense; vos gênevois ne pouvaient les deviner. Mais il y avait tant d'autres raisons qui suffisaient pour me justifier! Un marché par lequel je connivais à mon propre déshonneur, était la dernière conjecture qui se présentait. Ce qu'il y a de singulier, c'est que, tandis qu'à Genève on me soupçonnait d'avoir vendu mon silence à mon ennemi, mon ennemi m'accusait auprès de l'autorité suprême de lui avoir écrit dans l'espace d'une année quatre vingt quinze lettres anonymes. Il parvint même à persuader ce qu'il ne croyait pas; car pouvait il croire qu'un homme qui l'avait bombardé publiquement en 1753 avec des comminges, pour me servir de l'expression de m. d'Argenson, alors ministre de la guerre & de Paris, allât s'amuser quinze ans après à le piquer secrètement à coups d'épingles. D'ailleurs, les invectives qu'il a publiées, ou permis de publier sous son nom contre moi, ne m'avaient elles pas donné le droit de lui parler face à face? Mes détracteurs & lui verront incessamment combien ils s'étaient écartés du vrai. Mais à quoi servira cette justification? Elle sera lue par quelques-uns de mes contemporains, & tombera bientôt dans l'oubli, au lieu que la diffamation parviendra sûrement aux siècles à venir, puisqu'elle est consignée dans le recueil des Œuvres de m. de Voltaire, soit qu'elle parte de sa plume, soit qu'il ait eu seulement la faiblesse de l'adopter, soit que ses libraires l'aient glissée sans son aveu dans cette unique édition qu'il avoue. Il arrivera donc que je me serai bien justifié, & que je resterai pourtant flétri. Mon siècle m'aura plaint, & la postérité me méconnaîtra. Cette postérité sans cesse renouvelée me retrouvera dans tous les volumes de cette immense collection dont elle fera ses déclices. Car puis je me dissimuler que les ouvrages de m. de Voltaire sont d'un genre à être longtemps l'unique lecture des femmes, des gens du monde, & même des gens de goût? Il a traité tant de sujets; il y a répandu tant d'agrément; il est si séduisant par les charmes de son style; il est si commode à lire & si facile à retenir! Il est quelquefois si plaisant dans ses libelles mêmes, dont chaque phrase est un poignard renfermé dans un éclair! En vérité, il est bien fâcheux de prévoir qu'on sera diffamé à jamais dans un Recueil qui, selon les apparences, sera sans cesse réimprimé & qui tiendra lieu de bibliothèque à tant d'honnêtes gens. J'avoue que la perspective d'une ignominie future, ineffaçable, éternelle, répand l'amertume jusque sur la joie que me donne ma justification prochaine.
Après bien des réflexions, je n'ai trouvé qu'un seul remède. Mais aussi ce remède est infaillible, & doit fermer pour jamais toutes mes blessures. C'est l'exécution d'un projet que j'annonçai en 1752, dans une Lettre imprimée; projet que je n'ai jamais perdu de vue. Depuis cette Lettre, j'ai toujours lu les Œuvres de m. de Voltaire, la plume à la main; j'ai enregistré exactement à la marge de mon exemplaire tout ce qui s'est présenté dans mes études de relatif à cet objet. Lorsque m. de Voltaire ou son espèce de pseudonyme, recommença en 1766 les hostilités, je repris ce projet avec une nouvelle ardeur, & vous vous rappellerez, messieurs, que vous en fûtes les confidents. Il me parut tout simple de donner une édition des Œuvres de m. de Voltaire avec des notes courtes & utiles dans le goût de l'édition qu'il m'avait fait l'honneur de donner chez vous des Mémoires de madame de Maintenon. Je me disais qu'en rendant un service aux lettres, je m'en rendais un à moi même, & que j'aurais l'occasion toute naturelle d'attacher ma justification à chaque calomnie. Je m'engageai dans ce travail avec toute l'application que ma santé pouvait me permettre. Cette entreprise me parut moins considérable à mesure que j'avançais; mais, quand elle aurait été plus vaste & plus pénible, j'étais puissamment encouragé par la certitude de faire passer l'antidote avec le poison à la postérité la plus reculée. J'osai me flatter que le public recueillerait avec plaisir le fruit d'une juste sensibilité. Il s'amuse des méchants; mais il s'intéresse à ceux qui mettent un haut prix à son estime. Juge des réputations, il sait que très peu d'hommes peuvent en acquérir une brillante, mais que tout cityoen doit aspirer à n'en pas laisser une mauvaise.
Cette édition paraîtra dès qu'il se présentera un libraire qui veuille copier l'édition in -8. des frères Cramer. Je lui remettrai mon manuscrit, à condition qu'il imprimera mon commentaire au bas du texte; qu'il fera une édition belle & correcte; qu'il la donnera, malgré les augmentations, au même prix que celle des Cramer, & qu'il publiera séparément le commentaire, en faveur des personnes qui ayant déjà ce Recueil ne voudront pas l'acheter une seconde fois. Qu'il me tarde que cette entreprise soit exécutée! Ce n'est qu'à ce prix que je puis être tranquille. La mort, que mes infirmités me font envisager d'assez près, n'aura plus rien d'accablant pour moi; je me dirai: tu reçus de tes pères un nom sans tache; tu le rends à tes enfants tel que tu le reçus.
Les gens de lettres doivent, ce me semble, s'intéresser à mon projet. Ils liront avec plaisir l'apologie de tant de confrères que m. de Voltaire ou l'auteur qui a pris son masque, a satirisés, avilis, diffamés. Nos illustres mêmes verront avec joie tant de grands noms défendus contre un écrivain audacieux qui voudroit ébranler les réputations les mieux affermies; car chacun d'eux doit se dire: Avec quel mépris cet homme qui nous ménage en public doit il parler de nous dans le particulier, puisqu'il traite Pascal de rêveur, Bossuet de déclamateur, Fénélon d'écrivain faible & languissant, La Fontaine d'ennuyeux conteur, Clarcke de métaphysicien absurde, Rousseau de versificateur, Maupertuis d'écolier, Crébillon d'énergumène, Montesquieu de goguenard?
En conséquence du projet dont je viens de vous rappeler le souvenir, je ferai paraître incessamment ma Critique de La Henriade. J'ai commencé par ce poème, qui paraît le premier dans la collection des Œuvres de m. de Voltaire, & sur lequel il fonde principalement ses droits à l'immortalité. Ma critique est si honnête, si modérée, & j'ose le dire, si équitable, que si elle déplaît à m. de Voltaire, il n'osera le témoigner. En écrivant j'ai totalement oublié l'auteur, & je ne me suis occupé que de l'ouvrage.
Je prévois que m. de Voltaire ne me tiendra nul compte de mes égards pour son mérite & pour sa réputation; il regardera ma Critique comme un attentat; il poussera les hauts cris; mais apparemment on le laissera crier. Dans le fond, je lui fais pendant sa vie le même honneur qu'il a fait au grand Corneille près d'un siècle après sa mort. Je le traite comme un de ces modèles rares dont les fautes peuvent être prises pour des beautés. Je l'élève, en quelque sorte, à la dignité d'auteur classique. Tous les éloges sont épuisés pour lui. On le cite comme un oracle; on le proclame le coryphée des philosophes; on n'obtient que de lui des diplômes de bel esprit; on veut lui ériger une statue: honneur qu'on n'a pas encore rendu à Corneille, à Molière, à Racine, &c.: la Critique seule peut désormais augmenter la gloire d'un si grand homme, en l'engageant à corriger, suivant sa coutume, dans une nouvelle édition, tant de fautes qui lui sont échappées, & qu'il ne pourra plus désormais se dissimuler. Ses amis, ses enthousiastes, & lui même, m'auront obligation de la perfection qu'il donnera, dans l'espace de quelques matinées, à ce qu'ils appellent son chef d'œuvre.
Il serait sans doute beaucoup plus beau de faire une meilleure Henriade, une Henriade où il y eût du merveilleux, de l'intérêt, de l'éloquence & des mœurs; c'est même une idée qui me tourmente depuis longtemps. Mais il faudrait plus de talent & surtout plus de santé que je n'en ai. Je me borne donc pour le présent à quelques remarques; cette Critique appartient de droit à Mrs. de l'Académie française, puisque j'y ai pris pour modèle celle qu'ils firent du Cid. Je ne doute pas que cette compagnie n'agrée mon hommage, puisqu'il ne serait pas possible d'imaginer une raison qui pût le lui faire refuser.
Pardon, messieurs, de tous ces détails. J'ai cru devoir y entrer, pour mettre votre amitié à portée de détruire les bruits désavantageux qu'on répand sur mon compte.
J'ai l'honneur d'être d'être, &c.
de La Beaumelle