Messieurs,
Malgré quelques traits caractéristiques qui annoncent la manière de m. de Voltaire, dans la lettre que vous avez attribuée à ce grand poète dans la partie avant-dernière de votre journal: je voudrais pouvoir entretenir encore des doutes sur l'authenticité de cette lettre.
Du moins, est il certain qu'en me rendant aux preuves que vous pourriez m'en donner, je ne serais que plus affligé pour l'honneur de celui qui l'a écrite. Outre que les invectives personnelles & les insultes grossières ne prouvent rien, comme vous l'avez remarqué, messieurs avec votre candeur ordinaire en donnant cette lettre au public, elles y viennent si mal soit qu'on considère la personne qui s'en sert, soit qu'on fasse attention à l'objet contre lequel elles sont dirigées, que je voudrais de tout mon cœur qu'on vous en eût imposé en l'attribuant à m. de Voltaire.
Les grands hommes se distinguent presque toujours par une attention généreuse aux critiques qui leur paraissent dignes d'être relevées, & par un froid dédain pour ce qu'ils trouvent au dessous de leur censure. Ce trait de grandeur d'âme ne se fait guère apercevoir dans la lettre en question. On y voit un esprit agité, un amour propre blessé, piqué au vif. On y voit un homme qui hait son adversaire plus qu'il ne le méprise, qui, oubliant pour un moment, dans les transports de sa colère, l'objet de son courroux tombe sur ce qu'il trouve le plus près de lui, & qui, dans l'absence de celui à qui il en veut, se venge sur tous les Genevois, excepté quelques âmes tendres qui ont pleuré à la représentation d'une de ses tragédies. Mais quel est proprement l'objet de son indignation? C'est l'auteur d'un impertinent petit libelle qui était venu souvent aux Délices. Et qu'est ce que ce libelle que la lettre représentée comme si méprisé& inconnuà Genève? C'est, à ce que nous apprenons par le titre que vous avez mis messieurs à la tête de cette lettre, la brochure intitulée Lettres Critiques d'un voyageur Anglois sur l'Article GENEVE du Dictionnaire Encyclopédique. Quelle est enfin la conclusion que m. de Voltaire tire de la publication de ce prétendu libelle? C'est que les Presbytériens ne valent pas mieux que les Jésuites ni les Jésuites que les Jansénistes. Il y a du neuf dans cette manière de raisonner. On y apprend du moins que quelquefois les grands hommes ou les grands poètes ont une logique qui n'est qu'à eux.
Je pourrais remarquer messieurs, que les Lettres Critiques qui ont si fort échauffé la bile de m. de Voltaire, n'ont pas un seul trait qui caractérise un libelle. Je pourrais vous rappeler avec quelle délicatesse on s'y défend de lui attribuer l'obscène & profane poème, qui court le monde sous son nom, par cela seul qu'on ne doit pas lui imputer ce qu'il nie. Je pourrais ajouter qu'on ne s'y est permis aucune de ces qualifications grossières, de misérable, d'impertinent, & d'infâme que ce célèbre poète a imprudemment laissé couler de sa plume. Mais quoi? Faut il donc que tout ce qu'on écrit sur les ouvrages de m. de Voltaire, passe pour libelle, dès qu'on ne s'y monte pas sur le ton du panégyrique? Voilà comment on se gâte à force d'être trop loué & de ne pas prendre la peine d'apprécier assez le mérite de ceux qui distribuent l'encens.
Mais est ce contre l'auteur des Lettres critiques, ou contre m. Brown qui n'en est que l'éditeur que m. de Voltaire lance ces invectives? S'il est question du premier, comme on serait disposé à le croire par la lettre du poète irrité, je n'ai plus rien à dire, sinon, que cet auteur qui m'est entièrement inconnu, ne mérite pas les épithètes qu'on lui prodigue, supposé que son seul crime soit celui d'avoir composé ces Lettres.
Plusieurs personnes il est vrai, ont cru que la colère de m. de Voltaire était dirigée contre l'éditeur de ces Lettres, qui a passé à peu près une année à Genève, & qui pendant ce séjour a été trois fois aux Délices, où m. de Voltaire a daigné lui faire bonne chère, comme il veut bien l'apprendre à ceux qui lisent sa lettre. Quoiqu'il en soit ce digne ecclésiastique n'est nullement reconnaissable dans les traits avec lesquels mr de Voltaire l'a dépeint. M. Brown est un homme de lettres & un homme de bien, que ses connaissances & ses mœurs ont rendu estimable partout où il s'est trouvé. C'est un homme, qui, pendant un séjour de plus de douze ans à Utrecht, revêtu d'un ministère destiné à l'avancement de la piété & de la vertu, s'est acquis la considération des personnes les plus distinguées par leurs qualités personnelles, aussi bien que par le rang illustre qu'elles tiennent dans la société. Tout récemment le mérite de m. Brown, lui a valu une marque publique de la bienveillance d'un monarque, qu'on peut à juste titre surnommer le Vertueux. Où est donc le crime de cet ecclésiastique? Serait ce d'avoir par son zèle pour les intérêts de la religion publié les Lettres critiques? Mais si, comme il paraît assez clairement, ces lettres ne sont pas un libelle; si les faits qu'elles contiennent sont essentiellement vrais, les accusations qu'elles portent bien fondées, & les termes dans lesquels ces accusations sont conçues, décens & mesurés, je ne vois pas que m. Brown, comme simple éditeur de ces Lettres mérite les invectives renfermées dans celle de m. de Voltaire, ni la censure d'aucun homme de bien. Où est donc, encore une fois, son crime? Serait-ce qu'après avoir fait bonne chère aux Délices, il ait publié les Lettres en question, dans lesquelles m. de Voltaire est représenté, comme un bel esprit du premier ordre, mais en même temps, comme un homme qui montre peu de respect pour la religion & qui a fait plus d'une fois un abus affligeant de ses talents? Des censeurs qui se parent de sentiments délicats, diront peut-être que la publication de ces lettres est une violation des droits de l'hospitalité. Mais y pense-t-on bien? Est ce que pour avoir mangé des ortolans chez un déiste célèbre, ou les liaisons inévitables dans les voyages & dans le commerce du monde m'auraient obligé de me trouver, je puis être tenu à oublier ce que je dois à une religion, qui intéresse, selon mes principes, ma félicité éternelle, & celle de tous les hommes, qui sont appelés à la connaître? J'entre bien dans les devoirs d'un convive, Je crois que l'hospitalité a des droits respectables sur notre reconnaissance & sur nos égards. Mais je ne vois pas que m. Brown ait manqué d'aucun de ces devoirs envers m. de Voltaire. Si ce dernier arrivait à Utrecht, & voulait mettre à l'épreuve les sentiments de m. Brown à son égard, il les trouverait tels qu'ils doivent être. Il trouverait cet estimable ecclésiastique prêt à lui montrer toute la reconnaissance que mérite l'hospitalité du seigneur de Ferney, toutes les attentions qui sont dues au génie brillant de l'Homère de la France. Mais s'il a la dureté d'exiger qu'on respecte toutes les productions de sa plume, jusqu'à celles là même qu'il a la pudeur de ne pas avouer sans de certaines restrictions, ou s'il veut qu'on sacrifie le zèle qu'on doit à la religion, aux égards dont il croit devoir être l'objet en tout, m. Brown demande humblement d'être excusé, & j'ose croire qu'il ne demande pas trop.
J'ai l'honneur d'être avec la considération la plus distinguée,
messieurs,
vote très humble & très obéissant serviteur
Candidus
Utrecht ce 8 mars 1763