1766-11-15, de François Achard Joumard Tison, marquis d'Argence à Gabriel Marie de Talleyrand, comte de Périgord.

J'ai lu, monsieur, & j'ai jeté au feu tout le fatras d'invectives dont on ne cesse de lancer les traits inutiles contre ceux qui nous instruisent, & à qui nous avons l'obligation de penser; c'est la manière des auteurs qu'on ne lit point, de décrier les mœurs & la religion de ceux qu'on lit.

J'ai reçu enfin l'Encyclopédie pour laquelle j'avais souscrit, & je n'ai conservé aucune des sottises qu'on a écrit contre elle.

Ces petits Zoïles, prétendus chrétiens, ne voient pas quel tort ils font au christianisme, & combien ils l'outragent, en criant toujours qu'il a pour ennemis les hommes les plus savants & les mieux savants; comme dit mon compatriote Montaigne, ils vont déterrer dans vingt volumes quelques traits épars, & tronquent ce qui précède & ce qui suit; ils empoisonnent ces passages, & les teignent de leurs propres couleurs, selon l'expression de Moliere. Ce malheureux ex-jésuite Nonotte, dans ces deux détestables volumes, intitulés les Erreurs de Voltaire, oublie la Henriade, où nos mystères sont exprimés avec tant de noblesse & d'exactitude; il n'a garde de citer des vers qui sont la base du poème.

Il reconnait l'église ici bas combattue,
L'église toujours une, & partout répandue,
Libre, mais sous un chef, adorant en tout lieu,
Dans le bonheur des saints, la grandeur de son dieu,
Le Christ de nos péchés, victime renaissante,
De ses élus chéris, nourriture vivante,
Descend sur ses autels, à ses yeux éperdus,
Et lui découvre un dieu, sous un pain qui n'est plus.

Non, jamais ni aucun théologien, ni aucun écrivain, tel qu'il soit, n'a fait en si peu de mots & avec tant d'énergie, l'exposé de la religion catholique; mais devineriez-vous ce que fait ce polisson, pour jeter des soupçons sur l'auteur de la Henriade? Il va prendre dans la tragédie d'Œdipe, quelques vers d'une païenne qui parle aussi des prêtres des faux dieux.

Pensez-vous, en effet, qu'au gré de leur demande,
Du vol de leurs oiseaux, la vérité dépende;
Que sous un fer sacré, des taureaux gémissants,
Dévoilent l'avenir à leurs regards perçants,
Et que de leurs festons, ces victimes ornées,
Des humains dans leurs flancs, portent les destinées?
Non, non, chercher ainsi l'obscure vérité,
C'est usurper les droits de la divinité.
Les prêtres ne sont point ce qu'un vain peuple pense,
Notre crédulité fait toute leur science.

Il suppose que cette tirade est une batterie contre nos prêtres, & contre les jésuites surtout, comme si les jésuites devinaient l'avenir par les entrailles des animaux; on sait assez qu'ils ne sont pas devins, & qu'ils n'ont pas prévu ce qui leur est arrivé. Pour moi, je n'aurais jamais deviné qu'il fût un homme assez fou pour intenter une pareille accusation; & je ne l'aurais jamais cru, si je ne l'avais pas vu de mes yeux, à la page 250 du second volume des Erreurs de Nonotte, & j'en ai pris note avant de brûler le livre.

Je sais que m. Damilaville, homme de lettres, de Paris, qui paraît très instruit & très éloquent, a confondu toutes les méprises de ce libelle, ainsi je ne vous en parlerai pas; mais un autre ex-jésuite, décrété de prise de corps par le parlement de Paris, & réfugié dans nos provinces méridionales, a fait bien pis.

Il fit imprimer en 1764, sous un titre & sous un nom respectable, un libelle diffamatoire, qui, à la vérité, fut condamné à être brûlé; c'est dans cet ouvrage, annoncé comme une œuvre de prélat & de charité, qu'il suppose que m. de V*** a servi plus que personne à la destruction des jésuites, & qu'il a inspiré à la nation des maximes qui ont causé l'abolition de la compagnie. Il s'emporte, dans ce libelle, contre les parlements; je ne m'étonne pas qu'il calomnie les particuliers. Il peint M. de V***, âgé de soixante-treize ans, comme un libertin, comme un vagabond, comme un mercenaire, qui fait une grande fortune par la vente de ses ouvrages. Personne n'est plus en état que moi, monsieur, de confondre ces impostures. J'ai passé six mois chez m. de V***, à deux reprises; j'y ai été avec mon frère, & j'y ai vu la meilleure compagnie de France, qui ne me démentirait pas. Loin que m. de V*** ait contribué en rien à ladestruction des jésuites, il a dans son château, depuis plusieurs années, un jésuite auquel il prodigue ses bienfaits; il paie la pension d'un autre. On ose appeler vagabond, expatrié, un homme qui, depuis quinze ans, n'est pas sorti de sa maison. Bien en a pris aux Calas & aux Sirven, qu'il ait demeuré dans sa patrie. On ose faire dire à un homme en place, au nom duquel on parle dans ce libelle, que m. de V*** est un mercenaire, tandis qu'il prêtait, dans ce tempslà même, une somme considérable, très généreusement, au propre neveu de l'homme que l'on fait parler. Il est certain, & je m'en suis informé, que m. de V*** n'a jamais tiré un denier des frères Cramer, auxquels il a été assez utile depuis douze à treize ans; je sais qu'il a donné tout le profit de ses pièces de théâtre depuis plus de seize années.

Sachez, monsieur, qu'il a donné à mademoiselle Corneille, en la mariant, la valeur de plus [de] 40000 écus. J'ai vu dans sa maison un jeune officier, devenu perclus par un accident cruel, qu'il entretient, depuis sept années, avec les soins qu'un père aurait pour un fils. Je l'ai vu bâtir des maisons pour ses vassaux, relever leurs charrues, défricher leurs champs, & bannir la pauvreté de ses terres. Voilà ce que les syndics de sa province ont certifié comme moi; voilà ce dont les plus grands seigneurs du royaume, qui sont venus chez lui, rendent témoignage, ainsi que ses curés, & je pourrais attester encore des princes souverains; si pendant quarante ans il a prêché la bienfaisance, c'est qu'il l'a exercée.

Il a donné presque tous son bien à ses parents, & jusqu'au château même qu'il habite. Je me souviendrai toujours qu'il me disait avec attendrissement, je suis comme le bonhomme Benassar, père de Zulime.

Tu sais si j'attendais qu'au bout de ma carrière,
Ma bouche en expirant nommât mon héritière,
Et cédât, malgré moi, par des soins superflus,
Ce qui dans ces moments ne m'appartenait plus.

Ces vers & cette application me firent répandre des larmes. C'est là celui qu'on ose appeler mercenaire. Je suis indigné que de tant de gens de lettres qu'il a secourus, il y en ait deux à peine qui aient repoussé des calomnies qui attaquent les lettres en sa personne; il y a des occasions où il paraît bien lâche de se taire.

J'ai connu autrefois un homme qui voulut traduire en vers un des plus célèbres poètes anglais, je sais que monsieur de V*** fit les trois quarts de cette traduction, & lorsqu'il fut question de parler de la Henriade dans un discours public, cet homme prudent n'osa en parler, de peur de déplaire à un homme de crédit.

Pour moi, monsieur, qui n'ai rien à craindre, je rends justice; je ne sais rien de plus honnête, que de secourir l'amitié & la vérité.

Voilà comme je pense, monsieur, je l'ai déjà déclaré hautement. Vous partagez mes sentiments, & en vérité toute la France doit penser comme vous.

Je suis, &c.