Ferney ce 16 juillet 1770
M. Beranger m'a fait le plaisir, monsieur, de m'apporter votre ouvrage, qui est véritablement d' un citoyen.
Beranger l'est aussi, et c'est ce qui fait qu'il est hors de sa patrie. Je crois que c'est lui qui a rectifié un peu les premières idées qu'on avait données d'abord sur Genêve. Pour moi qui suis citoyen du monde, j'ai reçu chez moi une vingtaine de familles genevoises, sans m'informer ni de quel parti, ni de quelle religion elles étaient. Je leur ai bâti des maisons, j'ai encouragé une manufacture assez considérable, et le ministère et le roi lui même m'ont approuvé. C'est un essai de tolérance, et une preuve évidente que dans le siècle éclairé où nous vivons, cette tolérance ne peut avoir aucun effet dangereux; car un étranger qui demeurerait trois mois chez moi ne s'apercevrait pas qu'il y a deux religions différentes. Liberté de commerce et liberté de conscience, monsieur, voilà les deux pivots de l'opulence d'un état petit ou grand.
Je prouve par les faits dans mon hameau ce que vous et mr l'abbé Roubaud vous prouvez éloquemment par vos ouvrages.
J'ai lu avec l'attention que mes maladies me permettent encore tout ce que vous dites de curieux sur la compagnie des Indes et sur le système. Tout cela n'est ni à l'honneur de la nation à celui du régent. Vous m'avouerez au moins que cet extravagant système n'aurait pas été adopté du temps de Louis 14, et que Jean Baptiste Colbert avait plus de bon sens que Jean Law.
A l'égard de la compagnie des Indes je doute fort que ce commerce puisse jamais être florissant entre les mains des particuliers. J'ai bien peu qu'il n'essuie autant d'avanies que de pertes, et que la compagnie anglaise ne regarde nos négociants, comme de petits interlopes qui viennent se glisser entre ses jambes. Les vraies richesses sont chez nous; elles sont dans notre industrie. Je vois cela de mes yeux. Mon blé nourrit tous mes domestiques; mon mauvais vin qui n'est point malfaisant les abreuve; mes vers à soie me donnent des bas; mes abeilles me fournissent d'excellent miel et de la cire; mon chanvre et mon lin me fournissent du linge. On appelle cette vie patriarcale, mais jamais patriarche n'a eu de grange telle que la mienne; et je doute que les poulets d'Abraham fussent meilleurs que les miens. Mon petit pays que vous n'avez vu qu'un moment est entièrement changé en très peu de temps.
Vous avez bien raison, monsieur, la terre et le travail sont la source de tout, et il n'y a point de pays qu'on ne puisse bonifier. Continuez à inspirer le goût de la culture, et puisse le gouvernement seconder vos vues patriotiques.
Mettez moi, je vous prie, aux pieds de m. le duc de st Mégrin qui m'a paru fait pour rendre un jour de véritables services à sa patrie, et dont j'ai conçu les plus grandes espérances.
J'ai l'honneur d'être avec la plus haute estime et tous les autres sentiments que je vous dois, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,
Voltaire
P.S. Voulez vous bien, monsieur, faire mes tendres compliments à mr l'abbé Morellet, quand vous le verrez.