1770-07-02, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

Mon cher et illustre ami, j'ai reçu à la fois par mr Marin deux de vos lettres, et je me hâte de répondre aux articles essentiels; car je ne vous écrirai pas une longue lettre, étant toujours imbécille, triste, et presque entièrement privé de sommeil.

Je n'aime ni n'estime la personne de Jean Jaques Rousseau, qui par parenthèse est actuellement à Paris; j'ai fort à me plaindre de lui, cependant je ne crois pas que ni vous ni vos amis deviez refuser son offrande. Si cette offrande étoit indispensable pour l'érection de la statue, je conçois qu'on pourroit se faire une peine de l'accepter; mais qu'il souscrive ou non, la statue n'en sera pas moins érigée; ce n'est plus qu'un hommage qu'il vous rend, et une espèce de réparation qu'il vous fait. Voilà du moins comme je vois la chose, et ceux de vos amis à qui j'ai fait part de votre répugnance me paroissent penser comme moi.

Quant à la Beaumelle, il n'en est pas de même, c'est un homme décrié & déshonoré ainsi que Fréron et Palissot; il ne seroit pas juste de mettre Jean Jaques dans la même classe. Cependant si vous insistez, je verrai avec nos amis communs le parti qu'il faudra prendre. On ne pourroit lui rendre sa souscription que comme associé étranger, ce qui auroit un inconvénient, car alors comment y admettre le Roi de Prusse? Rousseau ne manqueroit pas de jetter les hauts cris. Je vous invite donc à souffrir son offrande. A l'égard de Frederic, je lui écrirai à ce sujet, puisque vous le désirez, & certainement je ne négligerai rien pour l'engager à se joindre à nous.

Je sais, mon cher maitre, qu'on vous a écrit de Paris, pour tâcher d'empoisonner votre plaisir, que ce n'est point à l'auteur de la Henriade, de Zaïre &c. que nous élevons ce monument, mais au destructeur de la religion. Ne croyez point cette calomnie, & pour vous prouver et à toute la France combien elle est atroce, il est facile de graver sur la statue le titre de vos principaux ouvrages; soyez sûr que made Dudeffand qui vous a écrit Cette noirceur, est bien moins votre amie que nous, qu'elle lit et applaudit les feuilles de Fréron, et qu'elle en cite avec éloge les méchancetés qui vous regardent. C'est de quoi j'ai été témoin plus d'une fois. Ne la croyez donc pas dans les méchancetés qu'elle vous écrit.

Palissot avoit fait une comédie intitulée le Satirique, dans la quelle il se déchiroit lui même à belles dents pour pouvoir déchirer à son aise les philosophes. Comme il a su qu'on le soupçonnoit d'être l'auteur de la pièce, il a écrit les lettres les plus fortes pour s'en disculper; la pièce a été refusée à la protection de votre ami mr de Richelieu, et pour lors Palissot s'en est déclaré l'auteur. A dieu, mon cher maitre je n'ai pas la force d'en écrire davantage.