1770-05-19, de Louise Honorine Crozat Du Châtel, duchesse de Choiseul à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Nous avons reçu avec autant d'étonnement que de reconnoissance la lettre dont vous nous avez honorées.
Notre étonnement porte sur notre bonne fortune, et notre reconnoissance sur la gloire qui nous en reviendra, car nous savons que vous avez le don de rendre célèbres touts ceux dont vous parlez, témoins les compilations de M. l'abbé Trublet, et à plus forte raison sans doute ceux à qui vous parlez. Nous ne savont pas de qui vous tenez ce don, si c'est de Dieu, du Diable ou de votre Père st François; mais de quelque part qu'il vous vienne, nous le vénérons, pourvû qu'il nous rende célèbres, car les femmes aiment la célébrité et nous pensons que les femmes de chambre l'aiment plus que toutes les autres femmes, d'après ce que nous avons en endu dire à notre maitresse, que les objets s'agrandissent dans l'éloignement. N'allez pas cependant vous imaginer, Monsieur, que nous vous donnions notre Maitresse pour un bel esprit, parce qu'elle nous jette comme cela à la tête quelques belles maximes auxqu'elles nous n'entendons rien, ni elle non plus. C'est au contraire une très bonne personne dont nous nous moquons toute la journée et à laquelle nous rions au nez sans qu'elle s'en fâche. Elle est si bête qu'elle s'est avisée en lisant votre lettre et en voyant la boëte, qu'elle aimoit autant ce que vous faites que ce que vous dites, comme si c'étoit vous qui eussiez fait ces montres et qu'une montre valût un poème Epique. Heureusement pour elle que ce qu'elle fait vaut souvent mieux que ce qu'elle dit. Elle s'est affligée d'être en Province craignant d'avoir perdu le moment favorable pour le débit de vos montres. Elle les a envoyées sur le champ à son mary qui a un bureau suivant la cour, et elle l'a menacé de les prendre toutes sur son compte quoiqu'elle n'ait pas le sol, s'il ne trouvoit pas le moyen de les prendre sur celui du Roy.

Vous voyez, Monsieur, par ce procédé qu'elle n'a pas conservé d'aigreur du mal que vous avez dit d'elle et même de votre dernière épigramme. Vous verrés qu'elle ne l'aura pas entendüe.

Si vous êtes content de la façon dont nous nous sommes acquitées de votre comission, nous espérons, Monsieur, que vous continuerez à nous honorer de vos ordres. Nous ne demandons pas mieux que d'avoir affaire à vous, et nous serons três flatées que vous ayiez affaire à nous, car nous sommes d'une humeur fort obligeante. C'est dans ces sentimens que nous avons l'honneur d'être avec respect

Monsieur,

vos très humbles et très obéissantes servantes

Angelique, Mariane