Paris 22 sept. 1760
Mon cher & illustre maitre, je viens de remettre à l'ami Tiriot une copie de ma petite drôlerie, que vous me paroissez avoir envie de lire.
Je souhaiterois qu'elle fût de votre goût, mais je désire encore plus vos conseils; Personne au monde n'en a de copies que vous, & je compte qu'elle ne sortira pas de vos mains.
Je fus avant hier pour la troisième fois à Tancrède. Tout le monde y fond en larmes, à commencer par moi, & la critique commence à se taire. Laissez dire les Aliborons, & soyez sûr que cette pièce restera au théâtre. Melle Clairon y est incomparable, & au dessus de tout ce qu'elle a jamais été. En vérité elle mériteroit bien de votre part quelque monument marqué de reconnoissance. Vous avez célébré Gaussin qui ne la vaut pas; vous lui devez au moins une Epitre sur la déclamation, sur l'art du théâtre, sur ce que vous voudrez en un mot, mais vous lui devez une statüe pour la postérité. Vous saurez de plus qu'elle est philosophe, qu'elle a été la seule parmi ses camarades qui se soit déclarée ouvertement contre la pièce de Palissot, qu'elle a pris grande part au succès de l'Ecossoise quoiqu'elle n'y jouât pas, qu'enfin elle est digne à tous égards d'un petit souvenir de votre part, tant par ses talens que par sa manière de penser. L'abbé d'Olivet, qui ne lit qu'Aristophane & Sophocle, alla voir votre pièce il y a quelques jours sur tout ce qu'il en entendoit dire. Il prétend que depuis défunt Roscius pour lequel Ciceron plaida, il n'y a point eu d'actrice pareille; elle fait tourner toutes les têtes, non pas dans le sens de l'abbé Trublet, mais du bon côté. J'écrivois ces jours ci à son amant, qu'elle finiroit par me mettre à mal, et que
Je vous ai ècrit il y a quelques jours pour vous recommander un homme d'esprit et de mérite, mr le Chevalier de Maudave, qui vous aura remis ou qui vous remettra incessament ma lettre. Vous aurez bientôt une autre visite dont je vous préviens; c'est celle de mr Turgot, maitre des requêtes, plein de philosophie, de lumières, et de connoissances, & fort de mes amis, qui veut aller vous voir en bonne fortune; je dis en bonne fortune, car propter metum Judœorum, il ne faut pas qu'il s'en vante trop ni vous non plus. A dieu mon cher et grand Philosophe. Mes respects à made Denis.