1769-11-23, de János Fekete, count of Galànta à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

J'ai eu l'honneur de vous écrire deux lettres, sans que j'aie été assez heureux d'en recevoir la réponse.
Ne vous seraient elles pas parvenues? ou seriez vous malade? Commeje connais vos bontés pour moi, que vous avez toujours daigné m'honorer de vos nouvelles, je ne sais à quoi attribuer ce silence qui me désespère autant qu'il m'inquiète.

Voltaire, ce puissant génie,
Aurait il terminé sa vie
En dépit de nos vœux?
Et descendu dans les champs élysées
Entre ces écrivains fameux,
Dont il unit les dons heureux,
Les muses l'ont elles placé?
Lucréce, Homere & Ciceron,
Tacite, Plaute, Euripide,
Et le charmant Anacréon,
Vaincus par lui à cet esprit rapide,
Ont ils cédé la place au temple de renom?
Mais vivez malgré cette gloire;
Le siècle d'aujourd'hui n'a plus l'âme assez noire
Pour se tromper à vos talents,
Et connaît ce qu'il doit à vos travaux constants.
Jouissez ici de l'encens
Que l'univers offre à vos veilles.
Que je vous voie après cent ans
Nous étonner encor par vos doctes merveilles.
Je tremble, & mon esprit que je tourmente en vain
Ne sait comment il aurait pu déplaire
Au poète immortel, à cet homme divin
Qu'il admire autant qu'il révère.
Peut-être je me plains à tort
D'un silence pour moi plus cruel que la mort,
Peut-être en ce moment occupé d'un ouvrage
Il démasque le fourbe, & confond les pervers;
Son temps est précieux, il en connaît l'usage,
Et le lui dérober, c'est voler l'univers.
Tel que l'astre brillant, qui répand la lumière
En se couchant de ses derniers rayons
De ce bas monde échauffe la matière
Pour enrichir les nations,
Tel est plus grand encore
Voltaire au déclin de ses ans,
Pour nous instruire fait éclore
Des ouvrages profonds qu'il orne d'agréments;
Et dans une saison où la décrépitude
Change en enfant le vieillard assourdi
Sans succomber sous le pied de l'étude,
Il suit toujours son vol hardi.
Au lieu d'un prêtre famélique,
D'un ignorant docteur
Qui le régalerait d'un sermon fanatique,
Voltaire n'a pour directeur
Que so esprit philosophique.
Malgré son âge il fait des vers charmants
Au lieu de réciter quelque psaume ou cantique,
Que fit David en ses derniers moments,
Et qui conservent l'air cynique
Digne de l'adultère & du chef des brigands,
Quoique l'église catholique
Les détonne à l'autel avec ses vrais croyants.

Vous voyez, monsieur, combien je suis généreux; je sacrifie presque la douleur que me cause votre long silence, au bien qui peut en revenir au public; car sans doute dans ce moment, ainsi que dans tous ceux de votre laborieuse vie, vous lui préparez de nouveaux plaisirs & de nouvelles instructions. Comme une tendre mère, pour faire avaler à son fils chéri une drogue utile, mais peut-être révoltante, l'embaume de sucre & de miel, vous employez souvent l'apologie pour lui faire gober les principes d'une morale épurée. Mais trop austère pour ce siècle corrompu & frivole, vous combattez ses plus grandes erreurs par le ridicule, & c'est bien fait, car le remède opère. Ne croyez pas cependant, monsieur, que mon amour pour le genre humain me rende la privation de vos lettres moins douloureuse. Elles m'honorent trop, & me sont trop chères pour ne pas vous supplier instamment de daigner encore ainsi qu'autrefois m'en écrire de temps en temps.

Il s'est débité ici une singulière anecdote sur votre compte, dont on avait déjà parlé l'année passée. Les bigots & les moines meurent d'envie de voir leur mortel adversaire engagé dans leur secte, se rétracter de ses immortels ouvrages, où il les terrasse sans quartier par cette pusillanimité qui prend, dit on, presque à tous les grands hommes un moment avant la mort. Partant de ce principe, ils content dans cette monarchie, que vous avez fait vos pâques, & tout ce qui s'ensuit. Mais l'âme de Voltaire est d'une trempe supérieure même à celle des grands hommes, qui ont autrefois éclairé les humains, elle a encore trop de vigueur pour être capable d'une pareille faiblesse.

Non, je n'ajoute aucune foi
A ce récit hétéroclite
Que sur vos pâques on débite.
Voltaire est, j'en suis sûr, encore digne de foi.
Sans être athée ni hypocrite,
De la raison il suit la loi
Et la crainte jamais ne régla sa conduite.
Comme le malheureux aime l'illusion.
Je cherche des motifs à votre long silence,
Mais j'aime mieux que l'occupation
L'ait causé que votre pénitence.
Qui sait? peut-être un moine à la confession,
De vos péchés épluchant la rubrique,
Mit au pardon cette condition,
Que vous fuirez tout mauvais catholique.

Si cela était, je saurais bien mauvais gré à ce maudit tonsuré de me priver par son zèle mal entendu de ma plus grande félicité, car y en a t-il une qui puisse être comparée à celle d'être instruit par le plus grand homme de notre siècle? Ce tour augmenterait, sans doute, ou plutôt épuiserait ma haine contre l'armée enfroquée. Ces fainéants, engraissés du nécessaire des peuples, n'entretiennent leur ignorance que comme la mine la plus sûre où leur avidité puise chaque jour. Quelle est donc leur diabolique magie, puisque les plus grands hommes se sont quelquefois laissé fasciner les yeux par ces vaines terteurs, qui devraient à peine intimider les enfants? Il est vrai que ce n'était, comme je l'ai dit ailleurs, que quand les infirmités les remettaient dans cet état de faiblesse, qui, comme les commencements de notre existence, reçoit, ainsi que la molle argile, toutes les impressions que la fourberie veut lui donner. Je le répète encore, vous êtes à l'abri de leurs ruses, & Voltaire saura mourir ainsi qu'il a vécu, toujours le fléau de la superstition. Mais revenons à mes plaintes sur votre silence. Quel qu'en soit le motif, vos lettres sont l'agrément de ma vie.

Ah! ne me privez pas d'une correspondence!
Ma seule consolation
Dans un pays dont la sapience
N'excite point l'ambition;
Pays affreux, quoique ma patrie,
Où l'ennui fixe son séjour,
Que l'ignorance & la pédanterie
S'entre-disputent tour à tour.
Dans le séjour des arts, même au sein de la France
Une lettre de vous est un rare bonheur.
La plus vive reconnaissance
Doit partout suivre cet honneur.
Mais jugez de son prix au pays détestable,
Où mon destin m'a confiné.
Ne pas y recevoir de votre style aimable
C'est pire que d'être damné.
Tirez moi nouvel exorciste,
De cet enfer non moins affreux
Que celui qui n'est à vos yeux
Que dans la tête du sophiste,
Qui, pour intimider le vulgaire insensé
Dans sa fureur théologique,
De ce dieu par nous offensé,
Peint la colère tyrannique.
Daignez m'écrire, & je vais être aux cieux,
Imitant par là notre église
Qui si souvent sans raison canonise.
Vous serez à crédit au moins un bienheureux.
Le pape ainsi que la fortune
Préfèrent souvent au hasard.
Tel obtient chapelle ou tribune
Qui sur la terre eût mérité le har,
Mais laissons cette apothéose,
Que révère à genoux l'imbécile Romain;
De tout temps on connut telle métamorphose,
Et le prêtre toujours trompa le genre humain.
Pour vous intéresser à ma correspondance
En peignant l'habitation,
Où le sort a fixé ma triste résidence,
Je voudrais exciter votre compassion,
Mais sans aller, usant d'exagération,
Sur les pas de Gresset trancher de l'architecte
Et me rompre la tête à la dimension.
Disons que pour montrer par la ligne directe
Il faut de la précaution.
Que ma cabane mal vitrée
Où dominent les quatre vents
A son toit humble, a sa cour resserrée
A l'air du séjour des méchants.
Dans cette prison séquestrée
De l'humaine société,
Mon âme par l'ennui navrée,
Ne connaît plus la gaieté.
Ces voisins ennuyeux sont la ressource unique
Qu'offrirait ce canton que le ciel a maudit.
Mais le remède est plus soporifique
Que le mal même & mon esprit
Ne saurait s'amuser d'un entretien gothique,
Dont il ne tire aucun profit.
Encore si le sexe était plus agréable,
La grisette consolerait
D'un séjour détestable,
Et l'on se désennuierait
Avec quelque Iris de village;
Car au plaisir, il ne faut pas toujours
Une princesse en superbes atours.
Souvent près d'un ruisseau dans un sombre bocage
Aux pieds d'une bergère on trouve les amours,
Mais le sexe est digne du reste.
Une Slavaque à l'effroyable odeur
Serait un ragoût bien funeste
Même à l'âge où l'on a son entière vigueur.
D'Endimion l'attrayante maîtresse
Est la seule divinité
Que triste sort intéresse.
Elle fait ma félicité;
Poursuivant un lièvre timide
J'anime de la voix mon agile lévrier.
Quand malgré sa vitesse & la ruse perfide
Dont il varie son sentier,
Le chien l'atteint de sa dent homicide,
Pour le lui arracher, je presse mon coursier,
Et joignant le plaisir qu'inventa le centaure
A ceux que Diane chérit
Dès que l'horizon se colore
Je cherche le lièvre qui fuit.
Mais las d'une course éternelle
Le soir je reviens à mon feu
Et ma destinée cruelle
Me fait voir ce qu'elle a d'affreux.
Il est vrai, j'aime assez l'étude
Elle est le charme de mes jours;
Mais lassé de ma solitude,
Je rejette souvent son utile secours.
Peut on se suffire à soi même,
L'homme étant fait pour la société?
Socrate & Diogène même
A ma place serait tenté
D'accélérer son heure extrême.
Que ce remède soit cependant le dernier.
L'espoir d'un changement & la philosophie
Combattant l'ennui journalier,
Allégissent ma peine & soutiennent ma vie.
Vous voyez les maux d'un quartier,
L'été comme un éclair s'envole.
Avec la troupe alors il nous faut travailler.
L'on exerce, l'on caracole
Et l'on n'a pas le temps de s'ennuyer.
Mais l'hiver diminuant les travaux du guerrier
Fait des pays sentir la différence,
Ainsi que les désagréments
D'une rustique résidence,
Où l'on perd ses plus beaux moments.
Ah! puisse Mars, déchaînant sa furie,
Au gré de tous les vrais soldats
Nous tirer promptement de ma triste patrie,
Pour nous mener à la gloire, aux combats.
Quand j'y devrais finir ma vie
Je les désire en dépit du trépas.
Qui meurt au lit d'honneur est un objet d'envie
Mais de rage on meurt tristement.
Mourir d'ennui c'est mourir doublement.
Ce transport peu philosophique
Trouverait il grâce à vos yeux?
Un sage est toujours pacifique,
Il haït la guerre, & plaint les malheureux
Que le démon de l'honneur pique.
A vous attendrir occupé
De mon séjour je vous fais la peinture,
Mais mon esprit s'est échappé
En vœux ardents pour la guerre future.
On cache en vain les désirs de son cœur
Ils paraissent toujours, quelque effort que l'on fasse.
Pardonnez qu'un soldat plein d'une noble ardeur,
Souhaitant le moment si cher à son audace
Des combats désirent l'horreur.
Mais surtout de ma lettre excusez la longueur
Ainsi que ses caricatures.
Pour l'abréger il faudrait être auteur.
En vous livrant mes grotesques peintures,
Je suis loin de prétendre à l'ineffable honneur
D'être un savant en miniature,
Qui du compas empruntant la parure,
N'ose se livrer aux écarts
Que sait dicter le goût qu'inspire la nature
Aux vrais nourrissons des beaux arts.

Si je voulais citer, je vous dirais avec Gresset: trop paresseux pour corriger &c. ou bien avec La Fontaine: quorum imitas negligentiam &c. Je vous avoue que j'ai toujours haï la froide exactitude, qui compasse chaque pensée, surtout dans une lettre ou tel autre ouvrage familier. Ne pouvant atteindre aux négligences heureuses des Bachaumont, des Chapelle, des Saint Aulaire, des Chaulieu, & même des Voltaire (car vous n'avez point dédaigné dans vos charmantes pièces fugitives de sacrifier quelquefois l'exactitude à l'enthousiasme du sentiment) ne pouvant, dis je, atteindre à cette aisance peut-être moins correcte, la foule des modernes rimeurs y a substitué la symétrie méthodique d'un style alambiqué, que les muses désavouent. Je ne sais que trop, combien je suis au dessous des grands hommes que j'ai cités, mais on est toujours bien aise de trouver des autorités à ses défauts. J'ai l'honneur d'être &c.