à Ferney, 3e auguste 1771
Madame,
Je vous demande pardon en qualité d’aveugle: je ne pus relire ma lettre et voir s’il y avait Rochefort ou Beaufort.
Je vous demande beaucoup plus grand pardon de mon importunité et de mon incongruité. M. le comte de Beaufort était venu chez moi me prier de lui obtenir un sauf-conduit, croyant que cela dépendait de m. le duc d’Aiguillon, et moi qui suis très compatissant, je pris cette liberté avec vous, quoiqu’il s’agisse de venger un prêtre et qu’on doive être sans pitié en pareil cas. Pendant ce temps là, m. le comte de Beaufort est allé dans mon voisinage, en Suisse, et madame sa femme, intimidée, avait pris déjà le parti de demander à m. le chancelier la grâce de son mari. Voilà pourquoi, madame, elle n’est pas venue implorer votre protection. Demander grâce, c’est se dire coupable. Les procédures sont graves, le mort est prêtre; il a juré en mourant qu’il avait été assassiné dans sa chapelle. Il y a là meurtre et sacrilège: je doute que la grâce s’obtienne aisément. On n’en a point donné au chevalier de La Barre qui n’était coupable que de n’avoir pas fait la révérence à des capucins qui marchaient deux à deux. Ainsi je retire ma sollicitation. M. le comte de Beaufort, ancien officier, a six enfants: je doute que le prêtre mort en ait davantage. Le meilleur des mondes possibles est plein de ces aventures affreuses.
Permettez moi de vous entretenir un moment d’un directeur des fermes qui vient de se tuer d’un coup de pistolet dans la bouche et qui avait laissé sur sa table cet écrit: ‘A quoi sert la vie? les insectes et les commis des fermes en jouissent’.
Agréez, madame, le profond respect de votre très humble et très obéissant serviteur.
le vieil aveugle du mont Jura