à Ferney 20e juillet 1771
On est donc, mon héros, à Paris comme à Rome, parents contre parents.
La différence est qu’il s’agissait chez les Romains de L’empire du monde et de ses bribes; et que chez les Welches il ne s’agit, comme à leur ordinaire, que de billevesées. Je crois pourtant que s’il y a un bon parti vous l’avez pris, et ce qui me persuade que ce parti est le meilleur c’est qu’il n’est pas assurément le plus nombreux.
Je me trouve, Monseigneur, réformé à vôtre suitte dans ma chétive petite sphère. J’ai deux neveux qui ont chacun un grand crédit dans l’ancien et le nouveau parlement. J’ai donné mon suffrage au nouveau, mais je n’y ai pas eu grand mérite. Il y a longtems que les Calas, les chevaliers de La Barre, les Lally, etca, etca, etca, m’avaient brouillé avec les tuteurs des rois, et j’ai toujours mieux aimé dépendre du descendant de Robert le fort, lequel descendait par femmes de Charlemagne, que d’avoir pour rois des bourgeois mes confrères. Je suis bien sûr que toute leur belle puissance intermédiaire, l’unité, l’indivisibilité de tous les parlements, ne m’auraient jamais fait rendre un sou des deux cent mille Livres d’argent comptant, que Mr L’abbé Terray m’a prises un peu à la Mandrin, dans le coffre fort de Mr Magon. Je lui pardonne cette opération de houzard, s’il ne nous prend pas tout le reste.
C’est surtout cette avanture qui a dérangé ma pauvre colonie. Elle était née sous la protection de M: Le Duc de Choiseul, elle est tombée avec lui. On avait établi chez moi trois manufactures qui travaillaient pour l’Espagne, pour la Turquie, pour la Russie. Il était assez beau de voir entrer de l’argent en France par les travaux d’un misérable petit village. Tout cela va tomber si je ne suis pas secouru. Les secours que je demandais n’étaient que le paiement de ce qu’on me doit, et qu’on avait promis de me paier. Je profiterai de vos bontés. J’écrirai à Mr l’abbé de Blet. Si on me refuse l’aumône je n’aurai pas du moins à me reprocher de ne l’avoir pas demandée.
Je m’étais figuré que mon héros habiterait uniquement Versailles, mais je vois qu’il veut encor jouir de son beau palais de Paris, où probablement j’aurai le malheur de ne lui faire jamais ma cour.
J’ai pris la liberté de recommander à Madame la Duchesse d’Aiguillon une Dame de qualité de franche Comté, Made la comtesse de Beaufort, et cette liberté qui serait ridicule dans d’autres circonstances, porte son excuse dans l’étonnante avanture dont cette Dame est la victime. Un coquin de prêtre, d’ailleurs très scandaleux, et mort de ses débauches et d’une fièvre maligne, a déclaré en mourant que Mr le Comte de Beaufort l’avait assassiné.
Mr de Beaufort, ancien officier, père de six enfans, et reconnu pour un des plus honnêtes gentilhommes de la province, a été décrété de prise de corps, et sa femme d’ajournement personel. Les prêtres se sont ameutés, ils ont ameuté le peuple; Mr de Beaufort a été obligé de s’enfuir pour laisser passer le torrent. Il ne demande qu’un sauf conduit d’un mois pour avoir le tems de préparer ses deffenses. J’ignore si on peut obtenir celà de M: le chancelier. Si vous pouviez protéger Made de Beaufort dans cette cruelle affaire, vous feriez une action digne de vous.
Celà ressemble à l’avanture de ce Lafrenaie qui se tua chez Made de Tencin pour lui faire pièce. Ma destinée est de prendre le parti des opprimés. Je plaide actuellement au conseil du Roi pour douze mille hommes bien faits, que vingt chanoines prétendent être leurs esclaves, et que je soutiens n’apartenir qu’au Roi. Ces petites affaires là tiennent la vieillesse en haleine, et repoussent l’ennui qui cherche toujours à s’emparer des derniers jours d’un pauvre homme.
Je ne renonce d’ailleurs ni aux vers, ni à la prose; et si vous étiez premier gentilhomme d’année, je vous importunerais moi tout seul plus que quatre jeunes gens. Je suis pourtant aveugle, non pas comme Made Du Deffant, mais il s’en faut très peu. Made de Boisgelin qui m’a vu dans cet état m’a recommandé avec son frère Mr l’archevêque d’Aix à l’oculiste Grandjean. Il serait plaisant qu’un archevêque me rendit la vue.
Je demande bien pardon à mon héros de l’entretenir ainsi de mes misères; mais il a voulu que je lui écrivisse. Il est assez bon pour me dire que ces misères l’amusent. Je ne suis pas assez vain pour m’en flatter; ainsi je finis avec le plus profond respect et le plus tendre attachement.
V.