17e auguste 1769
Il y a un mois, ma belle philosophe, que le solitaire des Alpes devrait vous avoir écrit, mais je ne fais pas toujours ce que je veux; ma santé n'est pas aussi forte que mon attachement pour vous.
Je trouve que nôtre cher prophête est bien sage et bien habile d'avoir fait le voiage de Vienne. Il sera connu et protégé par madame la Dauphine longtems avant qu'elle parte pour Paris. Il est impossible que son mérite ne lui procure pas quelque place plus avantageuse, et il sera peutêtre un jour à portée de faire un bien réel à la philosophie. Je vous prie, Madame, de lui dire combien je l'aprouve et combien j'espère.
On dit que les Guebres dont vous me parlez, rencontrent quelques difficultés sur la permission de se montrer en public. Celà est bien injuste; mais il est à croire que cette petite persécution finira comme la pièce par une tolérance entière. Les esprits de tous les honnêtes gens de l'Europe penchent vers cette heureuse tolérance. Il est vrai qu'on commence toujours à Paris par s'oposer à tout ce que l'Europe aprouve. Nôtre savante magistrature condamna l'art de l'imprimerie dès qu'il parut, tous les livres contre Aristote, toutes les découvertes faittes dans les païs étrangers, la circulation du sang, l'usage de l'émêtique, l'innoculation de la petite vérole, elle a proscrit les représentations de Mahomet, elle pourait bien en user ainsi avec les Guêbres et la Tolérance. Mais à la fin la voix de la raison l'emporte toujours sur les réquisitoires, et puisque l'enciclopédie a passé les Guebres passeront, surtout s'ils sont apuiés par le suffrage de ma belle philosophe. Il faut que les sages parlent un peu haut pour que les sots soient enfin obligés à se taire. Je connais l'auteur des Guebres; je sais que ce jeune homme a travaillé uniquement dans la vue du bien public. Il m'a écrit qu'il espérait que les philosophes soutiendraient la cause commune avec quelque chaleur. C'est dommage qu'ils soient quelquefois désunis, mais voici une occasion où ils doivent se rallier.
Puissent-ils, madame, se rassembler tous sous vos drapaux! Je fais des vœux du fond de ma retraitte pour que les disciples de st Paul ne persécutent point les disciples de Zoroastre. D'ailleurs, en qualité de jardinier je dois m'intéresser à Arzame la jardinière. Vous êtes un peu jardinière aussi; voiez que de raisons pour crier en faveur des Guèbres!
J'ajoute à toutes ces raisons que je suis serviteur du soleil autant que les Parsis. Je n'ai de moments passables que quand cet astre veut bien paraître sur mon horison; ainsi c'est ma religion que je deffends. Cependant il y a une divinité que je lui préfère encor, c'est celle que je vis à Genêve il y a quelques années; elle avait de grands yeux noirs et infiniment d'esprit. Si vous la connaissez, Madame, aiez la bonté de lui présenter mes très humbles respects.