1769-06-19, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jeanne Grâce Bosc Du Bouchet, comtesse d'Argental.

Mes divins anges sauront que j'ai envoyé quatre exemplaires des Guêbres à mr Marin, l'un pour vous, le second pour lui, le troisième pour l'impression, le quatrième pour made Denis.

Je ne suis pas à présent en état d'en juger parce que je suis assez malade; mais autant qu'il peut m'en souvenir cet ouvrage me paraissait fort honnête et fort utile il y a quelques jours, dans le temps que je souffrais un peu moins. Il en sera tout ce qu'il plaira à dieu et à la barbarie dans laquelle nous sommes actuellement plongés.

Eh bien, mon cher ange, nous n'avons donc vécu que pour voir anéantir la scène française qui faisait vos délices et ma passion. Je ne m'attendais pas que le théâtre de Paris mourrait avant moi. Il faut se soumettre à sa destinée. Je suis né quand Racine vivait encore, et je finis mes jours dans le temps du siège de Calais, et dans le triomphe de l'opéra comique. Un peu de philosophie consolait notre malheureux siècle de sa décadence; mais comme on traite la philosophie, et comme elle est écrasée par la superstition tyrannique! Les Guêbres me paraissaient faits pour soutenir un peu la philosophie et le bon goût; mais voilà qu'un pédant du châtelet s'oppose à l'un et à l'autre, et on ne sait à qui s'adresser contre ce barbare. Je m'en remets à vous. Nous n'avons contre les Goths et les Vandales que la voix des honnêtes gens. Vous les ameuterez; les honnêtes gens l'emportent à la longue.

Celui qui a imprimé les Guêbres dans mon pays sauvage ne sachant pas de qui était cette tragédie, me l'a dédiée. Il a cru cette dédicace nécessaire pour recommander la pièce et la faire vendre dans les pays étrangers où l'on ne juge que sur parole. J'ai soigneusement retranché cette dédicace qui serait aussi mal reçue à Paris qu'elle est bien accueillie ailleurs.

On a supprimé aussi le titre de la Tolérance dont le nom effarouche plus d'une oreille dans votre pays. Cette tragédie est imprimée chez l'étranger sous ce titre de Tolérance. C'est un nom devenu respectable et sacré dans les trois quarts de l'Europe; mais il est encore en horreur chez les misérables dévots de la contrée des Welches. Trémoussez vous, mes chers anges, pour écraser habilement le monstre du fanatisme. Comptez que vous lui donnerez un rude coup en donnant aux Guèbres quelque accès dans le monde. Vous me direz peut-être que ce fanatisme triomphe d'une certaine cérémonie, qu'un certain ennemi des coquins a faite il y a quelques mois, mais cette cérémonie servira un jour à mieux manifester la turpitude de ce monstre infernal. Il y a des choses qu'on ne peut pas dire à présent. Le public juge de tout à tort et à travers; laissez faire, tout viendra en son temps.

Je me mets à l'ombre de vos ailes.