1769-08-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Gottlob Louis von Schönberg, Reichsgraf von Schönberg.

Je conçois bien, monsieur, que les guerriers grecs et romains faisaient quelquefois des cent lieues pour aller voir des grammairiens et des raisonneurs en us et en es, mais qu'un maréchal de camp des armées des Welches très entendu dans l'art de tuer son prochain vînt visiter dans des déserts, un vieux radoteur moitié rimeur, moitié penseur, c'est à quoi je ne m'attendais pas.
L'amitié dont vous m'honorez a été le fruit de ce voyage. Je vous assure qu'à votre camp de Compiegne le roi n'aura pas deux meurtriers plus aimables que vous et mr le marquis de Jaucourt. Vous avez tous deux rendu ma retraite délicieuse. Je vois que vous vous êtes bien aperçu que vous faisiez la consolation de ma vie, puisque vous me flattez d'une seconde visite. Il semble que je ne me sois séquestré entièrement du monde que pour être plus attaché à ceux qui, comme vous, sont si différents du monde ordinaire: qui pensent en philosophes et qui sentent tous les charmes de l'amitié.

Je ne doute pas, monsieur, que votre suffrage ne contribue beaucoup au succès dont vous me dites que les Guebres sont honorés. Je souhaite passionnément qu'on les joue, parce que cet ouvrage me paraît tout propre à adoucir les mœurs de certaines gens qui se croient nés pour être les ennemis du genre humain. L'absurdité de l'intolérance sera un jour reconnue comme celle de l'horreur du vide, et toutes les bêtises scolastiques. Si les intolérants n'étaient que ridicules ce ne serait qu'un demi mal, mais ils sont barbares, et c'est là ce qui est affreux. Si je faisais une religion je mettrais l'intolérance au rang des sept péchés mortels.

Je ne voudrais mourir que quand monsieur le duc de Choiseul aura bâti dans mon voisinage la petite ville de Versoix, où j'espère qu'on ne persécutera personne.

Adieu, monsieur, vous m'avez laissé en partant bien des regrets et vous me donnez des espérances bien flatteuses. Je vous suis attaché avec le plus tendre respect jusqu'au dernier jour de ma vie.