1769-05-19, de Jean Fontaine-Malherbe à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

J'ai l'honneur de vous envoyer ce faible essai que j'ai osé tenter dans un genre où vous avez fait tant de miracles.
C'est de grand coeur que je me conforme au respectable usage où sont maintenant la plupart des gens de lettres de vous envoyer leurs productions en forme d'hommage. Si cet usage n'était établi, j'en donnerais aujourd'hui l'exemple. C'est un tribut imposé par la gloire et par cinquante ans de bienfaits répandus sur ma nation; ce serait être ingrat que de ne point l'acquitter. Il n'est aucun genre de littérature qui ne vous le doive; mais de tous ceux qui cultivent les belles lettres, il n'en est point qui vous soient redevables de cet hommage, à plus juste titre, que les jeunes gens qui osent s'aventurer après vous dans l'effrayante carrière que vous avez fournie avec tant d'éclat.

Je fais une réflexion qui m'intimide; cet usage vous déplait peut-être; vous vous passeriez bien sans doute que l'on vous envoyât tant d'écrits ennuyeux. Mais aussi vous êtes maître de ne pas les lire. C'est sans doute le parti sage que vous avez pris depuis longtemps. Vous seriez à plaindre d'être si célèbre si vous étiez condamné à subir la lecture de tous les livres qu'on vous envoie. J'ai tout lieu de craindre que mon ouvrage ne soit du nombre de ceux dont vous devez éviter la lecture, car je dois vous prévenir qu'il n'a pas même obtenu le triste avantage d'être sifflé par le parterre, et que mr Le Kain ne l'a pas trouvé digne d'être lu dans l'assemblée des comédiens. J'ai voulu vous avertir de tout cela afin que vous n'ayez point de reproches à me faire. Votre temps est précieux au monde: je nuirais au genre humain en m'exposant témérairement à troubler le cours de vos illustres pensées. S'il arrivait que le jugement du grand homme fût moins sévère, que celui du comédien, que de raisons j'aurais pour me consoler! Mais il est un autre écueil à craindre: vos éloges sont souvent plus terribles que vos critiques. On dit qu'ils ont la vertu d'abuser l'amour propre et de faire croire aux gens le contraire de ce qui est. On dit que tout mauvais auteur enivré de leur charme dangereux tombe tout à coup en démence, se prosterne à genoux devant ses plates productions, et dans sa folie, s'imagine hélas! être un grand homme. Je me préserverai de l'enchantement et je suis sûr quelque soit son pouvoir qu'il ne me fera jamais perdre à ce point le souvenir de mon insuffisance.

Bienfaiteur de ma patrie, permettez moi de vous avouer ici l'admiration que vous m'inspirez depuis longtemps; permettez moi de vous féliciter sur ce degré de gloire où vous voilà parvenu. Le temps des grands obstacles et des injustices est enfin passé. Vous triomphez en paix. Vos ennemis sont à vos pieds; vos rivaux sont éclipsés à force de gloire. Vous avez surmonté votre siècle. L'Europe vous admire et vous chérit; vous savez tout celà, je n'ai que le plaisir de vous le redire moi-même. Puisse ce témoignage que je vous rends de votre propre gloire augmenter encore la satisfaction sublime que vous goûtez maintenant! Je ne suis point un flatteur qui vous en impose. Lorsqu'on dit à un monarque, Votre peuple vous aime, on le trompe quelquefois, mais lorsqu'on dit à un sage: Vous êtes aimé des hommes, on ne le trompe jamais. Je suis avec un profond respect, monsieur, votre &ca.