Monsieur,
Un Rousseau se déclara autrefois vôtre Ennemi de peur de se reconnoître vôtre inférieur.
Un autre Rousseau ne pouvant approcher du prémier par le génie veut imiter ses mauvais procédés. Je porte le même nom qu'eux, mais n'ayant ni les talens de l'un, ni la suffisance de l'autre, je suis encore moins capable d'avoir leurs torts envers vous: Je consens bien de vivre inconnu, mais non déshonoré, et je croirois l'être si j'avois manqué au respect que vous doivent tous les Gens de Lettres, et qu'ont pour vous tous ceux qui en méritent eux-mêmes.
Je ne veux point m'étendre sur ce sujet, ni enfreindre, même avec vous, la Loy que je me suis imposée de ne jamais loüer personne en face. Mais, Monsieur, je predrai la liberté de vous dire que vous avez mal jugé d'un homme de bien en le croyant capable de payer d'ingratitude et d'arrogance la bonté et l'honnêteté dont vous avez usé envers lui au sujet des Fêtes de Ramire: je n'ai point oublié la Lettre dont vous m'honorâtes dans cette occasion; elle a achevé de me convaincre que, malgré de vaines calomnies, vous êtes véritablement le Protecteur des talens naissans qui en ont besoin. C'est en faveur de ceux dont je faisois l'essai que vous daignâtes me promettre de l'amitié. Leur sort fut malheureux et j'avois dû m'y attendre. Un solitaire qui ne sait point parler, un homme timide, découragé, n'osa se présenter à vous. Quel eût été mon titre? Ce ne fut point le Zèle qui me manqua, mais l'orgueil; et n'osant m'offrir à vos yeux, j'attendis du tems quelque occasion favorable pour vous témoigner mon respect et ma reconnoissance.
Depuis ce jour j'ai renoncé aux Lettres et à la fantaisie d'acquérir de la réputation, et désespérant d'y arriver comme vous à force de génie, j'ai dédaigné de tenter comme les hommes vulgaires d'y parvenir à force de manège; mais je ne renoncerai jamais à mon admiration pour vos ouvrages. Vous avez peint l'amitié et touttes les vertus en homme qui les connoit et les aime. J'ai entendu murmurer l'envie; j'ai méprisé ses clameurs et j'ai dit sans crainte de me tromper: Ces écrits qui m'élêvent l'âme et m'enflamment le courage ne sont point les productions d'un homme indifférent pour la vertu.
Vous n'avez pas, non plus, bien jugé d'un Républicain, puisque j'étois connu de vous pour tel. J'adore la liberté: je déteste également la domination et la servitude, et ne veux en imposer à Personne. De tels sentimens sympathisent mal avec l'insolence. Elle est plus propre à des Esclaves, ou à des hommes plus vils encore, à de petits Auteurs jalous des grands.
Je vous proteste donc, Monsieur, que non seulement Rousseau de Genêve n'a point tenu les discours que vous lui avez attribuez, mais qu'il est incapable d'en tenir de pareils. Je ne me flatte pas de mériter l'honneur d'être connu de vous, mais si jamais ce bonheur m'arrive, ce ne sera, j'espère, que par des endroits dignes de vôtre estime.
J'ai l'honneur d'être avec un profond respect
Monsieur
Vôtre très humble et très obéissant serviteur.
J. J. Rousseau Citoyen de Genêve
A Paris le 30e janvr 1750