1769-04-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Après douze accès de fièvre dont je me suis tiré tout seul, je remplis en revenant pour quelque tems à la vie un des devoirs les plus chers à mon cœur en vous renouvellant, Monseigneur, un attachement qui ne peut finir qu'avec moi.

Je dois d'abord vous dire, comme au chef de l'académie, que j'ai fait à l'égard de la religion tout ce que la bienséance éxige d'un homme qui est d'un corps à qui le mépris de ces bienséances pourait attirer une partie des reproches que l'on eût fait à ma mémoire. J'ai déclaré même que je voulais mourir dans la religion professée par le Roi, et reçue dans l'état. Je crois avoir prévenu par là toutes les interprétations malignes qu'on pourait faire de cette action de citoien, et je me flatte que vous m'aprouvez. Je suis d'ailleurs dans un diocèse ultramontain gouverné par un Evêque fanatique qui est un très méchant homme, et dont il fallait désarmer la superstition et la malice.

Si on vous parlait de cette avanture, par hazard, j'espère que vous me rendriez la justice que j'attends de la bonté de vôtre cœur. Si vous savez railler ceux qui vous sont attachés, vous savez encor plus leur rendre de bons offices, et je compte plus sur vôtre protection que sur vos plaisanteries, dans une occasion qui après tout ne laisse pas d'avoir quelque chose de sérieux.

Une chose non moins sérieuse pour moi, est la dernière Lettre dont vous m'aviez honoré. Vous m'y disiez que vous aviez daigné commencer un petit écrit, dans lequel vous aviez la bonté de m'avertir des méprises où je pouvais être tombé sur quelques anecdotes du siècle de Louïs 14. Si vous aviez persisté dans cette bonne volonté j'en aurais profité pour les nouvelles éditions qui se font à Genêve, à Leipsick et dans Avignon.

Il y a à la vérité dans cette histoire quelques anecdotes bien étonnantes: celle de l'homme au masque de fer dont vous connaissez toute la vérité; celle du traitté secrêt de Louïs 14 avec Léopold, ou plutôt avec le prince Lobcovitz pour ravir la Flandre à son beaufrère encor enfant, traitté singulier qui éxiste dans le dépôt des affaires étrangères, et dont j'ai eu la copie; la révélation de la confession de Philippe 5 faitte au Duc D'Orléans Régent par le Jésuite D'Aubenton, friponerie plus ordinaire qu'on ne croit, et dont Mr le Comte de Fuentes, et mr Le Duc De Villa Hermosa ont la preuve en main; la conduite et la condamnation de ce pauvre fou de Lally d'après deux journaux très éxacts. Enfin, je n'ai écrit que les choses dont j'ai eu la preuve, ou dont j'ai été témoin moi même. Je ne crois pas que jamais aucun historien ait fait l'histoire de son tems avec plus de vérité, et en même tems avec plus de circonspection. Mais de toutes les vérités que j'ai dites, les plus intéressantes pour moi sont celles qui célêbrent vôtre gloire. Si je me suis trompé dans quelques occasions j'ai droit de m'adresser à vous pour être remis sur la voie. Vous savez que Polybe fut instruit plus d'une fois par Scipion.

Il y aura incessamment une nouvelle édition du Siècle de Louis 14 in quarto. Mr Le Comte De st Florentin m'a mandé qu'il n'y aurait aucun inconvénient à la présenter au Roi, mais je ne ferai rien sans vôtre aprobation. Vous savez que je suis sans aucun empressement sur ces bagatelles; je sais il y a longtems avec quelle indifférence elles sont reçues, et qu'on ne doit guères attendre de compliments que de la postérité, mais daignez songer que j'ai travaillé pour elle et pour vous. Je touche à cette postérité, et vos bontés me rendent le tems présent suportable.

Agréez, Monseigneur, mon tendre respect.