1769-04-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Bernard Joseph Saurin.

Je vous remercie très sincèrement, mon cher confrère, de vôtre Spartacus; il était bon et il est devenu meilleur.
Les oreilles d'âne de Martin Fréron doivent lui allonger d'un demi pied. Je ne vous dirai pas fadement que cette pièce fasse fondre en Larmes, mais je vous dirai qu'elle intéresse quiconque pense, et qu'à chaque page le lecteur est obligé de dire, Voilà un esprit supérieur. J'aime mieux cent vers de cette pièce que tout ce qu'on a fait depuis Jean Racine. Tout ce que j'ai vu depuis soixante ans est ou boursouflé, ou plat, ou romanesque. Je ne vois point dans vôtre pièce ce charlatanisme de théâtre qui en impose aux sots, et qui fait crier miracle au parterre welche: Neque te ut miretur turba labores.

Le rôle de Spartacus me parait en général supérieur au Sertorius de Corneille.

Vous m'avez piqué. J'ai relu l'Esprit des loix; je suis entièrement de l'avis de made Du Deffant, ce n'est que de l'esprit sur les loix. J'aime mieux l'instruction donnée par l'Impératrice de Russie pour la rédaction de son code. Celà est net, précis, et il n'y a point de contradictions ni de fausses citations. Si Montesquieu n'avait pas éguisé son livre d'épigrammes contre le pouvoir despotique, les prêtres et les financiers, il était perdu; mais les épigrammes ne conviennent guères à un objet aussi sérieux. Toutefois je loue beaucoup son livre, parce qu'il faut louer la liberté de penser. Cette liberté est un service rendu au genre humain.

J'ai été sur le point de mourir il y a quelques jours. J'ai rempli à mon dixième accès de fièvre tous les devoirs d'un officier de la chambre du roi Très chrétien, et d'un citoien qui doit mourir dans la religion de sa patrie. J'ai pris acte formel de ces deux points par devant notaire, et j'enverrai l'acte à nôtre cher secrétaire pour le déposer dans les archives de l'académie, afin que la prétraille ne s'avise pas après ma mort de manquer de respect au corps dont j'ai l'honneur d'être. Je vous prie d'en raisonner avec Mr D'Alembert. Vous savez que pour avoir une place en Angleterre, quelle qu'elle puisse être, fusse celle de Roi, il faut être de la religion du païs, telle qu'elle est établie par acte de parlement. Que tout le monde pense ainsi, et tout ira bien; et à fin de compte, il n'y aura plus de sots que parmi la canaille qui ne doit jamais être comptée.

Je vous embrasse très philosophiquement et très tendrement.

V.