1769-03-27, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Marguerite Jean Baptiste Mercier Dupaty.

Monsieur,

Vous me traittez comme un Rochelois, vous m'honorez de vos bontés et vous m'enchantez.
Je suis un peu vôtre compatriote, étant de l'académie de la Rochelle. Mon cœur aurait été bien ému si je vous avais entendu prononcer ces paroles, Ce n'est pas au milieu d'eux que Henri 4 aurait dit à Sully, Mon ami, ils me tueront.

Lorsque je lus le discours que vous prononçâtes à l'académie, je dis, Voilà la pièce qui aurait le prix si l'auteur ne l'avait pas donné. Vous avez signalé à la fois, Monsieur, vôtre patriotisme, vôtre générosité et vôtre éloquence. Un beau siècle se prépare, vous en serez un des plus râres ornements; vous ferez servir vos grands talents à écraser le fanatisme qui a toujours voulu qu'on le prit pour la religion. Vous délivrerez la société des monstres qui l'ont si longtems oprimée en se vantant de la conduire. Il viendra un tems où l'on ne dira plus les deux puissances, et ce sera [à] vous, Monsieur, plus qu'à aucun de vos confrères, à qui on en aura l'obligation. Cette mauvaise et funeste plaisanterie n'a jamais été connue dans l'église greque. Pourquoi faut-il qu'elle subsiste dans le peu qui reste de l'église latine au mépris de toutes les loix? Un évêque Russe a été dépossédé depuis peu par ses confrères, et mis en pénitence dans un monastère, pour avoir prononcé ces mots, Les deux puissances. C'est ce que je tiens de la main de l'Impératrice elle même. Plût à Dieu que la France manquât absolument de loix! on en ferait de bonnes. Lorsqu'on bâtit une ville nouvelles les rues sont au cordeau. Tout ce qu'on peut faire dans les villes anciennes c'est d'aligner petit à petit. On peut dire parmi nous en fait de loix, hodie quœmanent vestigias ruris.

Henri 4 fut assez heureux pour regagner son roiaume par sa valeur, par sa clémence et par la messe; mais il ne le fut pas assez pour le réformer. Il est triste que ce héros ait reçu le fouet à Rome, comme on le dit, sur les fesses de deux prêtres français. Nous sommes au tems où l'on fouette les papes; mais en les fessant on leur paie encor des annates; on leur prend Benevent et Avignon, mais on les laisse nommer dans nos provinces de juges en dernier ressort dans les causes écclésiastiques. Nous sommes pétris de contradictions. Travaillez, Monsieur à nous débarbariser tout à fait. C'est une œuvre digne de vous et de ceux qui vous ressemblent. Je vais finir ma carrière; je vois avec consolation que vous en commencez une bien brillante.

Je vous remercie de la médaille dont vous daignez me favoriser. J'espère qu'un jour on en frapera une pour vous.

J'ai l'honneur d'être avec autant d'estime que de respect,

Monsieur,

Vôtre très humble et très obéissant serviteur

Voltaire