6 février 1769, à Paris
Vous m'avés fait couler du beaume dans les veines, mon illustre et ancien ami, par les espérances que vous me donnés.
J'étois bien abatu, et vous m'avés relevé. Vous m'avés donné lieu toute ma vie de compter sur votre bienveillance, si je me trouvois comme aprésent dans le cas d'y avoir recours. Je n'en ai pas été surpris, mais je n'en suis pas moins vivement touché.
Permettés que je vous réponde d'abord sur tout ce qui me concerne dans votre lettre, mais aussi succinctemt qu'avec vérité. Je suis d'abord plus vieillard que vous ne le pensiés. Je commence ma soixante et douzième année, étant né le premier Janvier 1697. Je n'ai que deux ans moins que vous, mais il s'en faut bien que je sois aussi sain de corps et d'esprit, proportion gardée, bien entendu, de la petite portion que le sort m'en a départi.
Il y aura le 15 de Mars prochain quatre ans que le Roi de Prusse a eu la bonté de me faire reprendre l'honneur insigne de ma correspondance avec lui. Je m'y suis entièremt livré malgré la maladie et l'affaissement, où l'on m'a veu presque toujours prêt de succomber. Notre cher Damilaville et M. Diderot désespéroient encor plus que moi de me voir vaincre la foule des incommodités qui se succédoient. Je les conjurois sans cesse de vous faire part de l'accablement et de l'extrémité où ils me voyoient. Je fuyois les soins et les peines mêmes les légères, à plus forte raison celle d'écrire qui m'étoit devenüe insuportable, et presque impossible, selon la véhémence, ou le relâchemt de mes convulsions Asthmatiques. J'ai été pendant près de deux ans dans la nécessité forcée d'employer deux jours depuis le matin jusqu'au soir dans la semaine pour écrire mes quatre pages. Enfin je suis revenu dans mon état ordinaire vers le mois de septembre et notre cher Damilaville se fit un plaisir de me l'annoncer. Tous les divers symptômes de mon asthme se sont toujours rallentis au point de n'avoir reparu qu'en passant et que très légèremt pendt cet hyver. J'ai tout lieu d'augurer que la sobriété bien soutenue achèvera la guérison.
J'ai souri de votre plaisanterie, quand vous me dites que vous voyés bien après deux ans d'un profond silence, que je ne puis écrire qu'aux Rois, quand je me porte bien. C'est en vérité quand je me porte très mal, car on n'espère jamais d'eux l'indulgence dont on est sûr de la part de ses amis. Aussi m'aquitai je de ma fonction le jour même que je fus frappé de ma légère Apoplexie.
J'étois déjà informé par Madame Denis même de tout ce que vous avés fait et vous faites en général pour elle. J'avois l'honneur de la voir tous les huit, ou quinze jours tant qu'elle a demeuré dans le marais, mais trop de distance à présent nous sépare. Je lui ai toujours veu l'âme tendre et pénétrée de reconnoissance de votre générosité.
Je vous prie de me faire savoir par votre réponse, si vous m'avés inscrit sur la liste de ceux à qui vous avés destiné la nouvelle Edition du siècle de Louis 14 et de Louis 15, et si c'est à Pancouke qu'il faut m'adresser. Je suis bien empressé de la relire.
Il paroit une suitte de l'excellent ouvrage de Milord Groenville sur les finances de l'Angleterre qui étoit in 4.. Cette suitte est aussi in 4.. On y parcourt toutes les branches des revenus de l'Angleterre, on évalüe le produit de chacune. On fixe le revenu net ordinaire à 3 Millions deux Cent Mil Liv. Sterl.; et en y joignant les 400000lt que la Compagnie des Indes est convenue de donner au Gouvernemt pendant deux ans, le revenu est porté à 3 Millions 6 cent Mil Liv. Selon l'Auteur la dépense en 1766 a été de huit Millions 253 mil Livres, en 1767 à près de Neuf Millions, et celle de 1768 à huit Millions 890,706lt. L'Auteur indique les moyens qu'on employe pour suppléer à ce qui manque à la recette. Il passe ensuite à un Etat de la Dette Nationale, dont le Capital selon lui, monte à 129 Millions 724 Mil 936 Liv. St. Il n'est point d'ouvrage qui joint au Mémoire de Mylord Greenville, présente une idée plus juste et plus étendue des finances d'Angleterre. Tous les auteurs qui écrivent sur cette matière ne cessent de se récrier sur l'énormité de la Dette, qui loin de diminuer augmente encor tous les ans.
Je vous prie de vouloir bien me faire connoitre la route qu'il faut prendre pour vous faire tenir des livres, quand l'occasion s'en offrira, comme dès àprésent; le jeune M. Linguet qui a beaucoup de talent pour écrire, qui pense et qui acquiert tous les jours beaucoup de connoissances, vient de publier deux ouvrages sur des objets fort différens. L'un est l'histoire du siècle d'Alexandre qu'il vient de faire reparoitre comme un ouvrage tout nouveau. L'autre est sur les canaux navigables, et le développement des avantages qui résulteroient de l'exécution de plusieurs projets en ce genre pour la Picardie, l'Artois, la Bourgogne, la Champagne, la Bretagne et toute la France en général. Je vous garantis après la lecture de ces deux ouvrages qu'ils sont dignes d'occuper et de délasser l'illustre solitaire de Ferney.
Bonjour mon bienfaisant ami, un des plus grands plaisirs que je me propose de retirer du rétablissemt de ma santé, c'est la possibilité de vous demander souvent de vos nouvelles et de chercher à vous en donner qui puissent égayer votre solitude. Maintenant que j'ai fait la découverte des Bureaux de Monsieur Dormesson égalemt pour tous deux, j'en ferai bien usage de mon côté. Je ne vous parlerai point aujourd'hui du triste et malheureux accident arrivé au Roi à la chasse le 3 de ce mois, parceque je n'ai pas été àportée d'en être bien informé aussi bien que de la suitte. Que votre santé et que vos sentimens pour moi se maintiennent toujours comme vous me les exprimés.
Th.