1768-12-30, de Pierre Michel Hennin à Voltaire [François Marie Arouet].

Je me suis acquitté de votre comission m. J'ai embrassé avec bien du plaisir Made Denis dans sa nouvelle habitation.
Quelque bien qu'elle y soit elle regrette les ne[i]ges et la Bise de Ferney, ses yeux sont toujours tournés vers vous. Vous voir étoit devenu son premier besoin et de longtems elle ne s'accoutumera à s'en trouver privée. Elle éprouve d'ailleurs plus que personne combien quinze ans apportent de changement dans Paris. Le plus fâcheux dont je m'apperçoive est dans l'humeur. Vous n'avez pas l'idée de ce que sont devenus vos bons Compatriotes. A leur ignorance, leur incurie, leur gaieté, ils ont substitué un ton dissertateur, la fureur de gouverner, et un maintien presque Espagnol. Je me trouve un évaporé auprez des petits messieurs qui débutent dans le monde. Ce n'est pas que la jeunesse fasse moins de sottises, mais elles ne sont et ne peuvent plus être prises pour des étourderies, ce sont de bonnes grosses noirceurs, des crimes mêmes qui indignent les honêtes gens et font craindre que chacun ne prenne le parti de se faire justice et que la douceur de nos mœurs qui en fait sinon le seul du moins le principal mérite ne nous soit même ravie.

Vous croirez bien m. que je ne passe pas ma vie à examiner tristement cette Révolution qui j'espère influera très peu sur mon bonheur dans nos montagnes. Elle m'afflige quelquefois mais je vais chercher le remède chez mes amis et les vôtres. J'en vois beaucoup, dont je vous entretiendrai au plus tard dans trois mois. L'avantage que j'ai de vivre auprez de Vous me fait un mérite à leurs yeux. Je suis questionné plus qu'un Indien et je répons à chacun selon sa jauge.

Made la Dsse de Choiseul m'a dit il y a quelque tems qu'elle croyoit être mal dans votre esprit. Je l'ai assurée du contraire. Si vous lui écrivez en conséquence ne me nommez pas. Je ne vous dirai rien du Duc. Il a bien des affaires et bien des ennemis et c'est domage pour lui et pour l'Etat. Je ne sçais pas encore s'il me fera du bien, mais je lui en souhaite beaucoup car il est bon et juste, entend bien ce qu'il écoute et a dans l'âme une sorte de grandeur d'autant plus prétieuse qu'elle devient plus rare.

Adieu m. Il n'y a pas un jour dans l'année où je croye pouvoir me permettre de vous fatiguer de compliments. Aimez moi comme je vous aime, et ce sera toujours de plus en plus.

H.