Cinq Cent Miles de France, que j'ai parcouru en quatre semaines, me serviront d'excuse de vous devoir trois Lettres, dont deux arrivèrent le moment avant mon départ, et la dernière à mon retour: je vous répons selon les dattes.
Le Portrait que Vous avez reçu, est l'ouvrage de Madame Terbusch, qui, pour ne point avilir son pinceau, a rajusté ma figure éraillée des gràces de la jeunesse. Vous savez qu'il suffit d'être quelque chose pour ne pas manquer de flateurs: les Peintres entendent ce mêtier tout comme les Courtisans les plus rafinés.
Certainement le portrait ni l'original ne méritent pas qu'on se jette à ses pieds. Si cependant l'affaire de Morival dépendoit de moi seul, il-y-a longtems qu'elle seroit terminée à sa satisfaction. J'ai douté, vous le savez, que l'on parvint à flêchir des Juges, qui, pour qu'on les croye infaillibles, ne réforment jamais leur jugement. Les formalités du Parlement et les bigots, dont le nombre est plus considérable en France qu'en Allemagne, m'ont paru des obstacles invincibles pour réhabiliter Morival dans sa Patrie. Je vous ai promis que je serois sa dernière ressource, et je vous tiendrai parole. Il n'a qu'à venir ici, il aura brevet et pension de Capitaine Ingénieur, mêtier dans lequel il trouvera occasion de se perfectionner ici, et l'infâme frémira vainement de dépit, en voyant que Voltaire et moi pauvre individu, nous sauvons de ses griffes un jeune garçon qui n'a pas observé le Puntiglio et le Cérémonial Ecclésiastique. Vous me faites trembler en m'anonçant vos Maladies. Je crains pour vôtre Nièce, que je ne connois point, mais que je regarde comme un secours indispensable pour Vous dans vôtre retraite. Je suis encore accablé d'affaires: dans une couple de jours je serai au courant et pourrai m'entretenir plus librement avec vous. Vôtre Impératrice se signale à Moscou par ses bienfaits et par la douceur dont elle traite le reste des adhérens de Pugatschef: c'est un bel éxemple pour les souverains; j'espère plus que je ne le crois, qu'il soit imité. Adieu, mon cher Voltaire, conservez un homme que toute l'Europe trouveroit à redire, moi surtout, s'il n'existoit plus, et n'oubliés pas le solitaire de Sans-Souci.
Federic
Potsdam ce 17e Juin 1775