1754-07-05, de [unknown] à Henri Louis Lekain.

J'ai reçu hier, mon cher et très cher Lekain, votre lettre qui m'a été renvoyée de Berlin.
Je ne balance pas à vous rendre sur le champ celle de mr de Voltaire. Vous avez raison de vouloir conserver les précieuses marques de l'estime de ce grand Homme. Que votre enthousiasme est bien placé! Vous savez que je vous l'ai toujours disputé et peut-être même surpassé-je encore vos sentiments pour lui. Vous les verrez bientôt tracés dans une nouvelle épitre que je lui destine, et dont je vous enverrai copie, si vous le désirez. Le séjour que j'ai fait à Berlin n'a servi qu'à me faire connaître et aimer d'avantage ce Génie immortel. J'ai vu que tous les honêtes gens et les esprits qui osent être libres le révéraient et l'aimaient singulièrement. J'ai été confirmé dans mon zèle par mr de Francheville, le plus honête homme de la Terre. Il me représente la vertu et la simplicité de nos anciens patriarches, unie aux plus grands talents de l'esprit. L'Amitié d'un tel homme suffit pour vanger Mr de Voltaire de la haine des Roix &c.

Vous m'accusez assez injustement d'être entousiasmé de Berlin. Je ne vous ai vanté que les vuës et les bâtiments; relisez ma lettre. Je vous ai promis, pour le reste, de décider entre les entousiastes et les mécontents quand j'aurais connu davantage le Pays. Vous savez actuellement que je suis du nombre des derniers. On ne peut en être enthousiaste que par ignorance; on est mécontent dès qu'on a eu le tems de voir. Ne pensez pas que je parle par ressentiment de mon aventure. Elle me devient trop heureuse pour me laisser aucun levain dans le cœur. Dailleurs jamais la vengeance ne me fera mentir. Je déteste Desormes, c'est un fourbe, mais je conviens qu'il a de l'esprit. C'est un bon rôle à manteau, un excellent Tartuffe, un Raisonneur passable et un détestable Tragédien. Voilà comme je parle, aussi sincère dans la haine que dans l'amitié, avouant les défauts de mes amis et les vertus de mes ennemis. Croyez donc que sur le compte de la Prusse je n'outre rien et que j'affaiblis même tous ses dèsavantages. Vous sentez bien que ma dernière lettre vous a tout pallié, j'étais alors sous la tyrannie du Pays. On y craint si fort la vérité qu'on décachette touttes les lettres de peur qu'elle ne perce. Ici je suis libre et voici la Vérité.

La Cour de Berlin est le séjour du Caprice par excellence, De l'Avarice et de la mauvaise foi. Le Roi traitte ses alliéz comme ses comédiens, ses musiciens et ses danseurs. Vous ne croiriez pas qu'il ose accuser la France de l'avoir voulu trahir dans la dernière guerre lorsque pr la seconde fois il fit la paix sans nous. Vous connaissez notre ministère, il est vain, léger, il fait des étourderies, mais il est incapable de perfidie, et lorsqu'il faudra nécessairement qu'il y en ait de la part de Frédéric ou des français, il ne sera pas difficile de décider. Pour les affaires des particuliers c'est un tissu d'iniquités et de Tirannies continuelles. Il n'y a pas un étranger qui ne se plaigne, pas un français qui ne voulût en être à cent lieues, jusqu'à un sergent de Magdebourg qui à la porte de la ville vint pour la douzième fois, suivant l'usage, me demander où j'allais, &c. Je lui répondis que je retournais en France; il s'écria, ah que vous êtes heureux, que je voudrais vous accompagner, j'envie le sort de vos coffres! mais on est bien cloué ici. (C'est un Opéra que de sortir de ce pays et jamais on ne peut mieux appliquer ces Vers de Virgile.

Facilis descensus Averni
sed revocare gradum superas que evadere ad auras
hic opus, hic labor est.

Grâce au Ciel, j'en suis dehors. C'est comme on le dit le ventre de ma mère.

Il faudrait des volumes pour conter en racourci les injustices que le Roi a J͞aites aux gens du spectacle. C'est là où ses caprices ont eu le plus beau champ. Il fait venir Manly pr jouer les petits maitres; il le fait débuter par le Duc de Foix et le soir même il le renvoie, lui qui abhorre la tragédie et qui ne veut voir que les Avocats patelins et les Médecins malgré lui. Si vous étiez dans le cas de Venir à Berlin, je ne doute pas qu'il ne voulût vous faire débuter par le chevalier du Distrait, ou même le Menechme brutal. Il veut qu'on soit général parce qu'il croit l'être, et dans le fait à l'exception de l'art militaire et des Pantomimes de ses soldats il ne connaît rien que très superficiellement, et par conséquent il est plus dangereux que ceux qui ignorent, par ce qu'il veut tout juger. Aussi le nombre de ses erreurs et des fautes qu'il fait en tout genre est infini. Et cela peut-il être autrement? Vous connaissez le génie de Mr de Voltaire, il n'y en a pas un sur la terre de si étendu, qui ait embrassé tant de sciences. Le Roi veut les embrasser touttes, et en outre touttes les parties du gouvernement mille fois plus vastes que les talents de Voltaire: de façon que réellement vingt Génies comme Mr de Voltaire ne suffiraient pas à tout ce que le Roi veut faire avec le sien. Jugez s'il est possible qu'il réussisse. Un Prince ignorant, et même imbécille serait moins funeste; il aurait du moins quelques gens éclairés dans le nombre de ses ministres qui auraient chacun approfondi leur partie du gouvernement. Mais celui qui veut tout faire se trompe sur tout parce qu'il ne peut rien voir qu'en passant. Voilà au vrai le portrait du Roi. S'il voulait n'être que Général, il serait un Cesar; s'il voulait n'être que Poëte, il serait un Demi-Voltaire. Mais il veut être Cesar, Voltaire, Rameau, Raphaël, jardinier, manufacturier et tout enfin. C'est le moyen de n'être rien.

Ajoutez à cela une avarice inconcevable. Il ne veut pas qu'on sorte un sou de son Pays. C'est là la source de touttes les injustices qu'y essuient les étrangers. Quelquefois quand le nombre des iniquités est si grand que les cris s'élèvent de touttes parts, on fait vîte une action de générosité pour les étouffer, et vous sentez qu'au marché les coffres du Roi y gagnent encore. Deplus il n'a pour ministre qu'un Frédersdorf, un fifre qui le trompe, et qui le vole; de manière que le particulier l'est doublement. Que ne suis-je à Paris pour vous compter touttes les histoires prouvées qui sont le fondement de ce que je vous dis, et dont les vérités que j'avance sont pour ainsy dire le résultat et l'extrait! Enfin le bon que ce Prince pouvait avoir il y a dix ans diminue de plus en plus, et avant peu, il ne lui restera que ses défauts. Il n'a pas un sujet qui l'aime, tous le craignent et les étrangers le détestent. Ici le souverain est trois fois son beau frère