1768-12-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Jacques Claude Dupuits.

En vous remerciant mon cher capitaine de m'avoir envoyé copie de la jolie lettre de cette dame que madame du Deffant appelle sa petite mère.
Je dirais volontiers à me du Deffant,

Il se peut bien qu'elle soit votre mère.
Elle eut un fils assez connu de tous,
Méchant enfant, aveugle comme vous,
Dont vous aviez soit dit sans vous déplaire,
Et la malice et les attraits si doux,
Quand vous étiez dans l'âge heureux de plaire.

Quoi qu'il en soit je sçai que le petite mère et la petite fille sont la meilleure compagnie de l'Europe.

Cette dame prétend qu'elle a volé le siècle de Louis 14. Elle ne sait donc pas que c'était son bien. J'avais d'abord imaginé que M. le D. de Ch. pourait avoir la bonté d'en faire présenter un exemplaire à quelqu'un qui n'a pas le temps de lire, mais j'envoyay ce même exemplaire pour être donné à celle qui daigne lire, et il y avait même quatre petits versiculets qui ne valent pas grand' chose. Celà se sera perdu dans l'énorme quantité de paperasses qu'on reçoit â chaque poste. La perte n'est pas grande.

Il est vray que je luy ay envoyé le Marseillois de st Didier, et que je n'ay pas osé risquer les trois empereurs de l'abbé Caille a cause des notes.

Dieu me garde d'avoir la moindre part à l'A B C. C'est un ouvrage anglais, traduit et imprimé en 1762. Rien n'est plus hardi, et peut-être plus dangereux dans votre pays. C'est un cadran qui n'est fait que pour le méridien de Londres. On m'a fait étranger et puis on me reproche de penser comme un étranger. Cela n'est pas juste.

On m'a sçu mauvais gré par exemple d'avoir dit des fadeurs à Catau. Je crois qu'on a eu très grand tort. Catau avait souscript 5000lt pour le Corneille de madame votre femme. Catau m'accablait de bontés, m'écrivait des lettres charmantes. Il faut un peu de reconnaissance. Les muses n'ont rien à démêler avec la politique. Tout cela m'effarouche. Cependant si on le veut, si on l'ordonne, s'il n'y a nul risque, je chercherai un A b c et j'en ferai tenir un à la personne du monde qui fait le meilleur usage des vingt quatre lettres de l'alphabet quand elle parle, et quand elle écrit.

Pour la Blétrie il est très certain qu'il a voulu me désigner en deux endroits, et qu'il a désigné cruellement Marmontel dans le temps qu'il était persécuté par l'archevêque et par la Sorbonne. Il a attaqué Linguet, il a insulté de même le présidt Henaut, page 235, tome 2, En revanche fixer l'époque des plus petits faits avec exactitude c'est le sublime de plusieurs prétendus historiens modernes. Cela leur tient lieu de génie et des talents historiques. Peut on appliquer un souflet plus fort sur la joue du président? Et puis comment trouvez vous les talents historiques? Ne reconnaissez vous pas à tous ces traits un janséniste de l'université gonflé d'orgueil et pétri d'âcreté [ . . .], qui frappe à droite et à gauche?

Je ne savais point du tout qu'il eût surpris la protection de madme la duchesse de Choiseul. Quelqu'un a dit de moy que je n'avais jamais attaqué personne, mais que je n'avais pardonné à personne. Cependant je pardonne à la Bletrie puisqu'il est protégé par l'esprit et par les grâces. J'ay même proposé un accord. La Blétrie veut qu'on m'enterre parce que j'ay soixante et quinze ans. Rien ne paraît plus plausible au premier aspect. Je demande qu'il me permette seulement de vivre encor deux ans. C'est baucoup, dira t'il, mais je voudrais bien moy savoir quel âge il a, et pourquoy il veut que je passe le premier?

Mon cher capitaine vous qui êtes jeune riez des barbons qui font des façons à la porte du néant.

Je vous embrasse vous et votre petite femme.

V.