1768-10-06, de Count Andrei Petrovich Shuvalov à Voltaire [François Marie Arouet].

Quoique vous ne m'ayez prévenu sur rien, monsieur, on m'a fait la grâce de me laisser voir le buste et le recueil complet des ouvrages de cet hermite si célèbre et si aimable qui a fixé sa demeure au pied de Mont-Jura.
Vous vous rapellez sans doute qu'il y a trois ans que je lui ai rendu visite, que j'ai même récité un de ses prêches dans sa chapelle, où nous ne manquions ni de plaisir, ni de maréchaussée.

Je ne crois pas que la très respectable personne, pour qui notre Hermite du pays de Gex s'est mis en frais de galanterie, reçoive jamais quelque chose, qui lui procure autant de satisfaction que cet envoi du buste et des écrits lui en a causé. Peut-être est on étonné chez vous de n'avoir nulle réponses de nos climats, mais ce silence est pour cause. Le secret sera bientôt divulgué, et vous serez je crois le premier à l'apprendre; voilà tout ce qu'il m'est permis de dire sur cette matière.

Quelque chose qui je crois, monsieur, ne tourne pas à notre déshonneur, c'est que le brave général Bélizaire a eu plus de fortune sous le pôle, qu'au quarante huitième degré de latitude. Vous êtes déjà informés qu'une compagnie fort illustre, en voyageant il y a quelque temps sur le Volga, s'est amusée à traduire cet excellent livre qui renferme tant de préceptes solides et de vérités précieuses; actuellement j'ai le plaisir de vous annoncer, que cette traduction vient d'être imprimée à l'université de Moscou, et que de plus elle est dédiée à l'évêque de Tweer qui a reçu cette marque d'attention avec toute la joie possible. Certes voilà de ces événements qu'on n'aurait pas deviné il y a un demi siècle, et encore l'aventure moderne de Bélizaire, servira-t-elle à l'histoire de l'esprit humain et dévoilera-t-elle bien des choses aux regards de la postérité? Je pense que l'évêque de Cantorbéri qui a été indigné de certains procédés sera à peu près de cette opinion.

Un Bélizaire russe vous est très inutile, mais il m'est bien doux de vous l'envoyer; d'ailleurs mon amour propre y est intéressé, car je suis l'auteur de la dédicace; recevez le comme un hommage que je crois devoir vous rendre. Onze personnes qui de leur vie n'ont fait le métier de traducteurs, ont cependant traduit le livre. Vous trouverez en marge au commencement des chapitres les noms de ces personnes; et je joins ici une traduction française de ma dédicace.

Adieu, monsieur, je vous souhaite beaucoup de joie puisqu'elle est la mère de la santé. Amusez vous comme vous vous amusiez de mon temps, mais n'oubliez pas ceux qui vous sont tendrement attachés.

Votre très humble et très obéissant serviteur

Cte de Schouvaloff

P. S. Connaissant votre piété, je traduis pour vous un sermon qui peut-être vous fera quelque plaisir. L'auteur qui est réellement ecclésiastique, parle en vrai philosophe. Il prèche cette tolérance qui vous est si chère et pour laquelle tout honnête homme devrait être pieux. Vous aurez un échantillon de nos instructions pastorales, lequel je crois n'apportera pas de changement à votre façon de penser sur notre compte.