1767-07-12, de Count Andrei Petrovich Shuvalov à Voltaire [François Marie Arouet].

C'Est pendant notre Voiage de Cazan, que j'ai reçu, Monsieur La Lettre sur Les Panégiriques.
Le professeur d'Uri a non seulement Captivé mon sufrage, mais aussi Celui de tous ceux qui ont vu sa Charmante production. Une persone très-respectable m'a même fait voir des anecdotes sur Bélisaire et vous savés sans doute que Bélisaire a Eté traduit sur Le Volga. Avoués que dans Le Nord on sait rendre justice au mérite.

Pour moi je mène une vie Conforme à vos Principes.

'Un philosophe Est ferme, et n'a point d'artifice,
Sans Espoir et sans Crainte il sait rendre justice,
Jamais adulateur, et toujours Citoien,
A son Prince attaché sans lui demander rien . . . .'

Voilà ce que je tâche d'Etre, et C'Est à vous, Monsieur, que je dois une si heureuse façon de penser. Honoré de La bienveillance de ma souveraine, je ne désire rien de plus; Le tems que je ne suis point à faire ma Cour à Talestris je L'Emploie à L'Etude. Aussi isolé dans mon Cabinet, qu'un Hermite; Les Petites intrigues, Les Petites Tracasseries, Les Petites haines, ne parviennent pas jusqu'à ma retraite. Je vis plus avec Les morts qu'avec Les vivants.

Une Nouvelle qui ne vous déplaira point, C'Est qu'on traduit actuelement en Russe, un ouvrage, qui a autant honoré La France qu'il a Eté persécuté par des Français. Maitre Abraham Chaumeix, Enrage de nous voir devenir Enciclopédistes; mais il n'enrage point à Moscou Come il Enrageait à Paris. Les fripons et Les sots murmurent ici dans La poussière. Je n'ai pas besoin de vous dire que C'Est Talestris qui a désiré de procurer L'Enciclopédie à ses peuples, et qui même fait Les frais de L'Impression; mais de quoi je me Glorifierai Eternellement, C'Est d'avoir Eté Le premier qui ait saisi ses vues, qui ait formé une société et arangé tout pour cette Entreprise. Come Enciclopédiste vous me devés quelque remerciment. Pour moi Come Etre pensant je vous dois toujours mon homage.

En vérité, Monsieur, j'ai beau Lire Les Grecs, Les Romains je reviens toujours à L'auteur de La Henriade. Talestris fait La même Chose. Homére, Virgile, Horace, Le Tasse sont des Ecrivains sublimes, je les Lis avec ravissement je sent Les beautés Imortelles dont leurs ouvrages fourmillent, je les admire, mais

J'admire surtout ce Génie
Qui réunit tous Les Talents,
Et fait Entendre des accens
Dignes des Chantres d'Ausonie.
Tantôt Le Luth de Polimnie,
Tantôt Le Compas d'Uranie,
Occupe son heureux Loisir,
Et sa Muse malgré L'Envie,
Sait Egalement Embélir
Les arts et La philosophie.
Semblable à L'aigle audacieux
Qui plane au haut de L'Empirée,
Et qui sous La Voûte azurée
Poursuit son vol Impérieux,
Malgré La rage Consternée,
De Cent Enemis Envieux,
Dont La troupe désespérée
Ne peut Le suivre dans Les Cieux.
Tel ce mortel dans sa Carrière,
Après Cinquante ans de Travaux,
Digne de sa Gloire Première,
Enchante Encor L'Europe Entière
Et ne Conait point de Rivaux.

Pardonés moi, Monsieur, de vous ofrir des vers si peu dignes de vous. Leur unique mérite Est de partir du Coeur, et d'Etre sincères.

Est-Il vrai Come Les Gazettes le disent, que vous allés quiter Votre Charmante habitation, pour Paris? Votre Capitale sera assurément très-flatée de vous posséder, et moi très-flaté Lorsque j'aurai Le bonheur de vous faire Encor ma Cour.

Je présente mes Respects à Madame Denis, et suis, Monsieur bien Tendrement, et bien respectueusement

Votre très-humble et très obéissant serviteur

A. de Schouvaloff

Mme de Schouvaloff vous présente ses homages et à Madame Denis.