1768-07-10, de János Fekete, count of Galànta à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Mes courses pour l'exercice, qui se fait tous les étés chez nous, ont retardé les transports de joie, que j'ai ressenti en recevant la lettre, où vous avez daigné corriger ma pièce du mariage.
Comme c'est une preuve de vos bontés pour moi, pourrais je, ne pas y être extrêmement sensible? Les mériter toute ma vie, est, & sera mon unique but, profiter de vos leçons, mon unique soin. Il n'est que trop vrai que votre poésie est épineuse pour tout le monde, mais surtout pour un étranger; je fis des vers, longtemps avant que d'avoir su les règles, & les ayant apprises, je n'ai pas pu parvenir à rimer aussi difficilement qu'il le faudrait, & que Boileau l'exige. Je suis souvent

Trop paresseux pour abréger
Trop occupé pour retoucher,

mais malheureusement, je n'ai pas les talents de Gresset, il n'appartient qu'à vous, & à lui de faire aisément les plus beaux vers du monde. J'ai beau m'armer de la lime, selon le précepte d'Horace, elle glisse souvent sur des fautes, qui ne m'échapperaient pas dans les pièces d'un autre, par une suite de ma malheureuse légèreté, & du peu de temps que je peux donner à la littérature. Il est donc bien heureux, pour un poéterau des plus minces, que l'Apollon du parnasse français, daigne retoucher les informes productions d'une muse barbare. Si avec ce secours je ne fais pas des progrès rapides, il faudra s'en prendre, monsieur, à mon génie stérile, qui sans doute, ne se ressent que trop du terroir. Ovide fit de moins beaux vers aux bords du Pont-Euxin, quoiqu'il n'ait composé dans sa langue maternelle, qu'à Rome; est il étonnant que ceux, qu'un Scythe ose faire dans une langue étrangère soient au dessous de la médiocrité? Votre poésie, monsieur, est très épineuse pour les nationaux mêmes. Il faut des génies supérieurs pour savoir allier les difficultés du mécanisme avec la beauté poétique des pensées & des sentiments.

Quoi qu'il en soit, les lettres & les beaux arts sont l'amusement le plus digne d'un honnête homme. Le temps que mes occupations me laissent, je l'emploie à les cultiver, elles donnent des ressources qui sont à l'abri de tous les accidents de la fortune; après avoir fait faire la demi caracole & à droite à gauche à mes soldats, je fais tournailler des syllabes, ou bien je griffonne de la mauvaise prose; quelquefois aussi je lis la prose & les vers des autres. A propos de prose, monsieur, il faut que je vous dise les réflexions, que me fit hier l'imbécilité de la Beaumelle. Il nous conte fort soigneusement tout ce que Louis le grand a dit à la communauté de Saint Cir, à l'occasion du voile que les dames y prirent; il nous répète en plusieurs endroits, combien ce monarque, qui devait ses soins à son empire, & qui fit tant de fois trembler l'Europe, s'est occupé d'une chose qui était à peine digne de l'attention de son confesseur; que le héros qui devient bigot me semble petit! Il n'y a que l'historien, qui prouve ce qui ne mérite que le dernier mépris, qui le soit davantage; je l'aime beaucoup, quand il veut faire passer madame de Maintenon pour une femme sans artifice, qui parvient à se faire épouse de son roi, malgré le nom burlesque de Scaron, & malgré ses rides. Il nous la fait envisager comme un vase d'élection; & l'unique fruit de cette dévotion si vantée, fut la révocation de l'édit de Nantes, les dragonades, l'opprobre, la désolation, & la ruine de la nation. Le roi le plus impie n'aurait pas pu faire plus de mal à la France. Le philosophe qui dit:

Mais tout à coup quelle métamorphose
D'un long froc noir lugubrement paré &c.

connaît bien mieux la valeur de ce mariage ridicule, & ses suites, que le cagot, ou le fourbe qui canonise la dévotion d'un roi, qui a fait égorger des milliers de ses sujets, & qui se contente des restes d'un estropié, & de quelques autres; tandis, qu'il aurait pu, au lieu des appâts usés & surannés de la veuve Scaron, avoir le choix parmi ce que la France contenait de plus aimable, & de plus piquant: le vieux David non moins dévot, non moins cruel, fut du moins plus sensé en fait des femmes, il prit de jeunes filles, pour le réchauffer. J'ai jeté le livre de rage, & n'ai pas pu m'étonner assez de l'impertinence de ce barbouilleur, qui dans un endroit de son livre, où il entre dans le détail le plus minutieux, sur les choses les plus viles, ose dire que l'homme du monde se moquera de lui, que le philosophe ne le lira pas, mais que le sage, pour lequel seul il écrit des sottises ne dédaignera pas ces petitesses. On aurait bien mal récompensé l'illustre président de Montesquieu, des soins qu'il a pris pour éclairer ses semblables, si on l'avait forcé à lire ces balourdises. S'il n'y avait que des livres dans ce goût là, je renoncerais pour jamais à la lecture. Pardonnez moi ce bavardage, monsieur, vos bontés m'autorisent à m'arroger un peu les droits de l'amitié, c'est elles aussi qui m'enhardisent à vous supplier de vouloir bien me mander ce qui en est de tout ce que l'on débite ici sur votre conversion prétendue; les bigots triomphent, & le petit nombre des philosophes demande comment vous auriez pu vous convertir, n'ayant jamais été perverti. Daignez m'éclairer sur une chose qui m'intéresse infiniment, & soyez persuadé de la constante vénération, & de l'inviolable attachement,

monsieur,

de votre &c.