1768-03-23, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Le Rond d'Alembert.

Je pense que vous vous moquez de moi, mon cher philosophe; moi soixante et treize ans! J'en ai bien 74 sonnés; les belles caricatures qu'on a faittes de moi me font naître le 20e 9bre 1694, et je suis né le 20e février.
Pensez vous qu'à mon âge pouvant à peine aller de ma chambre à mon jardin, j'aille faire une visite à Catherine à Moscou ou à Petersbourg? et si j'avais la force et la taille de L'hetteman des cosaques qui vint il y a quelques mois à Ferney, croiez vous que je restasse plus de huit jours chez les descendants des huns?

Je vendrai peut être Ferney que j'avais très embelli pour made Denis, et qui est assurément un des plus agréables châtaux de France. Je pourai le vendre pour faire face à nos affaires que nôtre mêtier d'aubergiste de l'Europe, et les fêtes données par maman ont un peu dérangées. Mais les grands seigneurs de Paris qui nous doivent des dix années d'arérages nous ont plus dérangés encor. Si elle ne sait pas se faire paier elle sera pauvre. Si elle réussit elle sera riche.

Elle se moque du monde de vous dire que son voiage n'était pas nécessaire, et je l'en gronde comme je le dois. Si je vends Ferney, je me retirerai dans la terre de Tournay qui est contique. Le château n'est pas si beau, mais je n'aime pas le faste.

Je vous demande en grâce, mon cher ami, de me dire si Laharpe ne vous a pas confié une certaine ode où il se trouvait cette strophe

Quel est parmi nous le barbare?
Ce n'est point le brave officier
Qui de Champagne ou de Navare
Dirige le courage altier.
C'est ce pédant dur et tranquile,
Gonflé d'un orgeuil imbécile
Et qui pense avoir mérité
…..
Le droit d'accabler ses semblables
Pour l'avoir j'adis acheté
etca.

Il serait bien triste que celà parut, surtout dans le moment présent. Je n'ai rien à ajouter sur l'infidélité, et sur la conduite étrange de Laharpe, sinon qu'après l'avoir grondé il faut lui pardonner. Vous ne sauriez croire à quel point vôtre amitié me console, et un peu de philosophie me soutiendra jusqu'au moment où mon corps sera rendu aux quatre éléments, et où ma faculté de penser sera avec ma faculté de digérer.