1768-02-29, de Paul Rabaut à Paul Claude Moultou.

Ayant eu le plaisir de lire des extraits de quelques lettres que vous avez écrites à Montpellier, vous voudrez bien que je vous témoigne que personne ne sent plus vivement que je le fais, les obligations que nous avons à monsieur de Voltaire.
Si la main qui nous accablait s'est relâchée, si nous jouissons de quelque tranquillité dans notre patrie, c'est à ce grand homme que nous en sommes redevables. Il n'est personne parmi nous qui n'en soit instruit, et qui ne rende hommage plus encore à la bonté de son cœur qu'à ses vastes connaissances. Il est heureux pour nous que cet homme célèbre soit en liaison avec des personnes en place, dont la façon de penser peut avoir la plus grande influence sur notre sort à venir. Comme ces sages politiques écoutent monsieur de Voltaire et profitent de ses leçons, s'il voulait se donner la peine de leur inculquer quelques faits indubitables que j'exposerai ci-après, il en résulterait des conséquences avantageuses et pour l'état en général et pour les protestants en particulier.

Je sais, monsieur, que le gouvernement pense à nous et cherche les moyens de nous faire un sort; mais je sais aussi qu'on travaille à lui faire adopter un arrangement dont les protestants ne sauraient se contenter, et qui, à divers égards, tiendrait leur situation plus malheureuse qu'elle ne l'est actuellement. L'on voudrait, par exemple, leur interdire tout culte public, et les réduire au culte domestique. L'on voudrait encore diminuer le nombre de leurs ministres. C'est là dessus, monsieur, que je vous prie de faire observer à monsieur de Voltaire quelques faits qui, bien pesés par sa majesté et par ses ministres, les empêcheraient vraisemblablement de faire une loi qui augmenterait le mal bien loin d'y remédier.

1. Les protestants n'ont pas moins d'attachement pour le culte extérieur de leur religion que pour la religion elle même; en sorte que, comme les traitements les plus rudes et les plus longs n'ont jamais pu les faire renoncer à leur religion, ces mêmes mauvais traitements n'ont pas eu plus de succès pour les faire renoncer à leur culte. On les a ruinés par des amendes; on a écharpé et dissipé leurs assemblées par des détachements; un grand nombre d'entre eux ont souffert et quelques uns souffrent encore les prisons et les galères. Nonobstant tout cela, ils ont toujours continué leurs assemblées. Si donc on fait une loi qui le leur interdise totalement, il en sera comme par le passé: le grand nombre violera la loi et en subira la peine; les plus riches prendront le parti de passer dans l'étranger.

2. Quand on pourrait sevrer les protestants de leur culte, la saine politique ne voudrait pas qu'on le fît. On l'a dit souvent et on a eu raison de le dire: il faut une religion au peuple; sa misère, ses occupations, son incapacité ne lui laissent guère d'autres moyens d'instruction que les exercices religieux. Privez le de ce secours, il tombera dans l'ignorance la plus grossière, dans la plus dangereuse dépravation de mœurs, et enfin dans un fanatisme qui produira les plus affreux désordres.

3. Un autre fait vient à l'appui de l'observation précédente. Lorsque s'éleva la guerre appelée des Camisards, depuis nombre d'années il n'y avait aucun ministre dans le pays. Le peuple gémissait de se voir sans culte; le clergé catholique le traitait avec la plus grande cruauté, notamment l'abbé du Chaila; l'intolérance occasionna la révolte; l'attachement au culte produisit les assemblées; manquant de ministres, l'on prit pour tels ceux qui voulurent en faire l'office; et l'ignorance tant du peuple que de ses conducteurs, jointe au ressentiment des cruautés précédentes et peut-être à l'ambition, produisirent le fanatisme. L'on ose avancer comme un fait certain, que ce sont les ministres qui ont étouffé ce monstre; c'est depuis 1715 qu'ils tiennent des assemblées au désert; depuis cette époque, les protestants ont été souvent malmenés; mais on n'a point aperçu chez eux la moindre ombre de rébellion; c'est qu'il étaient fréquemment exhortés à la patience et à la soumission au souverain.

4. Le Bas-Languedoc est de toutes les provinces celle où il y a le plus de ministres. Cependant il y a tel d'entre eux qui compte jusqu'à vingt communautés dans son département. Il faut bien du temps et beaucoup de peine pour contenter tant de gens. Comment fera-t-on si le nombre des ministres est diminué? Il arrivera entre autres choses que quantité d'enfants mourront sans avoir reçu le baptême. C'est un petit mal selon nous; mais non pas selon le clergé catholique qui, regardant le baptême comme nécessaire au salut, importunera le gouvernement par ses clameurs, etc.

Tels sont monsieur les faits que je voulois vous mettre sous les yeux avec prière de les communiquer à monsieur De Voltaire en l'assurant de mon respect. Mon fils vous prie l'un & l'autre d'agréer les siens.

J'ai l'honneur d'être avec une estime distinguée

Monsieur

Vôtre très humble & très obéissant serviteur

Paul Rabaut