1743-02-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Odet Joseph de Vaux de Giry, abbé de Saint-Cyr.

J'ai l'honneur de vous envoyer les premières feuilles d'une secondeédition des Eléments de Newton, dans lesquelles j'ai donné un extrait de sa métaphysique: vous verrez que Newton était de tous les philosophes le plus persuadé de l'existence d'un dieu, et que j'ai eu raison de dire qu'un catéchiste annonce dieu aux enfants, qu'un Newton le démontre aux sages.

Je compte dans quelque temps avoir l'honneur de vous présenter l'édition complète qu'on commence du peu d'ouvrages qui sont véritablement de moi. Vous y verrez partout, monsieur, le caractère d'un bon citoyen; c'est par là seulement que je mérite votre suffrage, et je soumets tout le reste à votre critique éclairée.

J'ai entendu de votre bouche avec une grande consolation que j'avais osé peindre dans la Henriade la religion avec ses propres couleurs et que j'avais même eu le bonheur d'exprimer le dogme avec autant de correction que j'avais fait avec sensibilité l'éloge de la vertu. Vous avez daigné même approuvé que j'osasse après nos grands maîtres transporter sur la scène profane le héroïsme chrétien. Enfin, monsieur, vous verrez si dans cette édition il y a quelque chose dont un homme qui fait comme vous, tant d'honneur au monde, et à l'église puisse n'être pas content. Vous verrez à quel point la calomnie m'a noirci. Mes ouvrages qui sont tous la peinture de mon cœur seront mes apologistes.

J'ai écrit contre le fanatisme qui dans la société répand tant d'amertume, et qui dans l'état politique excite tant de troubles; mais plus je suis ennemi de cet esprit de faction, d'enthousiasme, de rébellion plus je suis l'adorateur d'une religion dont la morale fait du genre humain une famille, et dont la pratique est établie sur l'indulgence, et sur les bienfaits. Comment ne l'aimerais je pas moi qui l'ai toujours célébrée? vous dans qui elle est si aimable? Vous suffiriez à me la rendre chère. Le stoïcisme ne nous a donné qu'un Epictete, et la philosophie chrétienne forme des milliers d'Epictetes qui ne savent pas qu'ils le sont, et dont la vertu est poussée jusqu'à ignorer leur vertu même, elle nous soutient surtout dans le malheur, dans l'oppression, et dans l'abandonnement qui la suit; et c'est peut-être la seule consolation que je doive implorer après trente années de tribulations, et de calomnies qui ont été le fruit de trente années de travaux.

J'avoue que ce n'est pas ce respect véritable pour la religion chrétienne qui m'inspira de ne faire jamais aucun ouvrage contre la pudeur. Il faut l'attribuer à l'éloignement naturel que j'ai eu dès mon enfance pour ces sottises faites, pour ces indécences ornées de rimes qui plaisent par le sujet à une jeunesse effrénée. Je fis à 19 ans une tragédie d'après Sophocle, dans laquelle il n'y a pas même d'amour, je commençai à 20 ans un poème épique dont le sujet est la vertu qui triomphe des hommes, et que je soumets à dieu. J'ai passé mon temps dans l'obscurité à étudier un peu de physique, à rassembler des mémoires pour l'histoire de l'esprit humain, et surtout pour celle, d'un siècle dans lequel l'esprit humain s'est perfectionné.: j'y travaille tous les jours, sinon avec succès, au moins avec une assiduité que m'inspire l'amour de ma patrie.

Voilà peut-être, monsieur, ce qui a pu m'attirer de la part de quelques uns de vos confrères des politesses qui auraient pu m'encourager à demander l'honneur d'être admis dans un corps qui fait la gloire de ce même siècle dont j'écris l'histoire.

On m'a flatté que l'académie trouverait même quelque grandeur à remplacer un cardinal qui fut un temps l'arbitre de l'Europe par un simple citoyen qui n'a pour lui que ses études et son zèle.

Mes sentiments véritables sur ce qui peut regarder l'état et la religion, tout inutiles qu'ils sont étaient bien connus en dernier lieu de feu m. le cardl de Fleury, il m'a fait l'honneur de m'écrire dans les derniers temps de sa vie, vingt lettres qui prouvent assez que le fond de mon cœur ne lui déplaisait pas. Il a daigné faire passer jusqu'au roi même un peu de cette bonté dont il m'hono-rait. Ces raisons seraient mon excuse si j'osais demander dans la république des lettres la place de ce sage ministre.

Le désir de donner de justes louanges au père de la religion, et de l'état m'aurait peut-être fermé les yeux sur mon incapacité; j'aurais fait voir au moins combien j'aime cette religion qu'il a soutenue, et quel est mon zèle pour le roi qu'il a élevé, ce serait ma réponse aux accusations cruelles que j'ai essuyées, ce serait ma barrière contre elles, un hommage solennel rendu à des vérités que j'adore, et un gage de ma soumission aux sentiments de ceux qui nous préparent dans le dauphin un prince digne de son père.