1768-02-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jacques de Rochefort d'Ally.

Hier il arriva dans ma cour, couverte de quartre pieds de neige, un énorme panier de bouteilles de vin de Champagne.
A la vue de ce puissant remède contre la glace de nos climats et celle de la vieillesse, je reconnus les bontés de deux nouveaux mariés qui dans leur bonheur songent à soulager les malheureux. C'est une vertu qui n'est pas ordinaire.

Comptez, monsieur & madame, que je suis aussi reconnaissant que vous êtes généreux. Votre nectar de Champagne vient d'autant plus à propos que celui de Bourgogne a manqué cette année. Vous êtes venus à notre secours dans le temps que nous étions livrés à nos ennemis, au plat vin de Beaujolois et de Mâcon.

Vous nous avez flattés made Denis & moi, que vous pourriez bien en passant venir boire de votre vin. Nous aurons certainement la discrétion de ne pas tout avaler et nous vous réserverons votre part bien loyalement.

J'avouerai à m. le comte de Rochefort que [je] suis très affligé d'un bruit qui court dans Paris, que j'ai dîné autrefois avec le comte de Boulainvilliers et l'abbé Couet. Je vous jure que je n'ai jamais eu cet honneur. C'est une chose cruelle de m'attribuer toutes les fadaises irréligieuses qui paraissent depuis plusieurs années. Il y en a plus de cent. Les auteurs se plaisent à me les imputer. C'est un funeste tribut que je paye à une réputation qui me pèse plus qu'elle ne me flatte.

Il est très certain que ce dîner dans lequel on ne servit que des poisons contre la religion chrétienne, est de st Hyacinte et qu'il fut imprimé et supprimé il y a quarante ans juste. Cela est si vrai qu'on parle dans ce petit livre du commencement des convulsions et du cardinal de Fleury et que tout y atteste l'époque où il fut composé.

Je sais par une triste expérience combien les calomnies les plus absurdes sont dangereuses et viennent m'assiéger jusqu'au fond de ma retraite & empoisonner les derniers jours de ma vie. Votre amitié, monsieur, et la justice que vous me rendez sont mes consolations. J'y ajoute celle d'employer mes derniers jours à la gloire de la patrie & de la religion, en donnant une édition du siècle de Louis 14, augmentée d'un grand tiers. Voilà ma seule occupation. Il n'est pas juste qu'on cherche à me perdre pour toute récompense.

Je suis pénétré des sentiments les plus respectueux pour les deux nouveaux mariés de Champagne.