1768-01-13, de Voltaire [François Marie Arouet] à Joseph Michel Antoine Servan.

Vous m'avez prévenu, Monsieur; il y a longtemps que mon cœur me disait de vous remercier des deux discours que vous avez prononcés au parlement, qui ont été imprimés.
Je me souviendrai toujours d'avoir répandu des larmes pour cette pauvre femme que son mari trahissait si pieusement en faveur de la religion catholique. Tout ce qui était à Ferney fut attendri comme tous ceux qui vous écoutèrent à Grenoble: je regarde ce discours et celui qui concerne le causes criminelles, nonseulement comme des chefs d'œuvre d'éloquence, mais comme les sources d'une nouvelle jurisprudence dont nous avons besoin.

Vous verrez, Monsieur, par le petit fragment que j'ai l'honneur de vous envoier, combien on vous rend déjà justice. On vous cite comme un ancien tout jeune que vous êtes. L'ouvrage que vous entreprenez est digne de vous. Un vieux magistrat n'aurait jamais le temps de le faire et d'ailleurs, un vieux magistrat aurait encor trop de préjugés. Il faut une âme vigoureuse venue au monde précisément dans le temps où la raison commence à éclairer les hommes, et à se placer entre l'inutile fatras de Grotius, et les saillies gascones de Montesquieu.

Je pense que vous aurez bien de la peine à rassembler les loix des autres nations, dont la pluspart ne valent guères mieux que les nôtres. La jurisprudence d'Espagne est précisément comme celle de France; on change de loix en changeant de chevaux de poste, et on perd à Seville le procez qu'on aurait gagné à Saragosse.

Les historiens qui ne sont pour la pluspart que de froids compilateurs de gazettes, ne savent pas un mot des loix des païs dont ils parlent. Celles d'Allemagne, dans ce qui regarde la justice distributive, sont encor un cahos affreux. Il n'y a que Matussalem qui puisse prendre le parti de plaider devant la chambre de Wetzlar. On dit que le despotisme en a fait d'assez bonnes en Dannemarck, et la liberté de meilleures en Suède. Je ne sais rien de plus beau que les règlements pour l'éducation des enfans des rois publiés par le sénat.

La meilleure loi peut être qui fût au monde était celle de la grande charte d'Angleterre, mais dequoi a t-elle servi sous des tirans comme Richard 3 et Henri 8?

Il me semble que l'Angleterre n'a de véritablement bonnes loix que depuis que Jaques 3 alla toucher les écrouelles au couvent des Anglaises à Paris. Ce n'est du moins que depuis ce temps qu'on a entièrement aboli la torture et ces suplices affreux, prodigués encor chez nôtre nation, aussi atroce quelquefois que frivole, et composée de singes et de Tigres.

Louis 14 rendit aumoins un grand service à la France en mettant de l'uniformité dans la procédure civile et criminelle. Cette uniformité était dès longtemps établie chez les Anglais, qui n'avaient depuis six cent ans qu'un poids et qu'une mesure. C'est à quoi nous n'avons jamais pu parvenir. Mais il me semble que les rédacteurs de nôtre procédure criminelle ont beaucoup plus songé à trouver des coupables qu'à trouver des innocents. En Angleterre c'est précisément tout le contraire. L'accusé y est favorisé par la loi. L'Anglais qu'on croit féroce est humain dans ses loix, et le Français qui passe pour si doux est en éffet très inhumain.

L'abominable avanture du chevalier de La Barre et du jeune Talonde en est bien la preuve. Ils ont été traittés comme la Brinvilliers et la Voisin, pour une étourderie qui méritait un an de st Lazare. Celui des deux qui échapa aux boureaux est actuellement officier chez le Roi de Prusse; il a acquis beaucoup de mérite, et poura bien un jour se venger, à la tête d'un régiment, de la barbarie qu'on a éxercée envers lui. Il semble que cette avanture soit du temps des albigeois.

Nous verrons bientôt si le conseil voudra bien revoir et réformer le procez des Sirven. Il y a cinq ans que je poursuis cette affaire. J'ai trouvé chaque jour des obstacles, et je ne me suis jamais rebuté. Mais je ne suis qu'un citoien inutile. C'est à vous, Monsieur, qu'il apartient de faire le bien. Vous êtes en place, et vous êtes digne d'y être, ce qui n'est pas commun. Vous servirez vôtre patrie dans les fonctions de vôtre belle charge, et vous vous immortaliserez dans vos moments de loisir. Vous ferez voir combien la jurisprudence est incertaine en France, vous détruirez les traces qui restent encor de l'ancien esclavage où l'Eglise a tenu l'état.

Concevez vous rien de plus ridicule, Monsieur, qu'un promoteur et un official? Mais en vérité nous avons des jurisdictions encor plus étonnantes, des tribunaux pour les greniers à sel, des cours supérieures pour le vin et pour la bierre, un auguste sénat pour juger si les fermiers généraux doivent fouiller dans la poche des passants, sénat qui fait prèsque autant de bien à la nation que les quatre vingt mille commis qui la pillent.

Enfin, Monsieur, dans les premiers corps de l'état que de droits équivoques et que d'incertitudes! Les pairs sont ils admis dans le parlement, ou le parlement est il admis dans la cour des pairs? Le parlement est il substitué aux états généraux? Le Conseil d'état est-il en droit de faire des loix sans le parlement? Le parlement a t-il le droit d'interpréter les loix anciennes et reconnues? Est il décidé par les éxemples de Marie de Médicis, d'Anne d'Autriche et du Duc D'Orléans, que le parlement de Paris ait seul la prérogative de donner la régence du Roiaume? Et d'ailleurs, que disent les princes, les pairs et les généraux d'armée quand ils voient des fils d'un commis des fermes acheter pour quinze cent Louïs d'or le droit de conférer la puissance suprême?

Il semble que tout se soit fait chez nous au hazard et à l'avanture. Il faut avouer que le droit public est bien mieux établi en Angleterre et en Allemagne, quoi que sur des fondements très différents. Dumoins chacun y connait ses privilèges; et en France prèsque toutes les prérogatives sont ou usurpées ou contestées. On n'y jouit pas même des droits qu'on a reçus de la nature. Personne n'est parmi nous à l'abri d'une Lettre de cachet ou d'un jugement par commissaires.

Plus ces refléxions sont douloureuses, plus je vous exhorte, Monsieur, à découvrir nos plaies, quand même vous n'auriez pas l'espérance de les guérir. Vous montrerez aumoins à la nation tout ce qui lui manque, et ce que le temps lui poura donner un jour.

En vérité, Mr De Montesquieu n'a fait que plaisanter; il n'a écrit que pour montrer de l'esprit. D'ailleurs, il se trompe trop souvent, prèsque toutes ses citations sont fausses; mais il a parlé avec courage contre la finance, la prêtraille et le despotisme. Vous aurez le même courage avec plus de lumières et de méthode. Voilà du travail, c'est à dire du plaisir pour bien des années et de la gloire pour jamais.

Soiez persuadé, Monsieur, de mon très sincère respect, et d'un attachement aussi grand que mon estime. Je serai bien fâché de mourir sans avoir l'honneur de vous revoir.

……V.