1769-07-15, de Denis Diderot à Baron Friedrich Melchior von Grimm.

Cet ouvrage mon ami est aussi sûrement de Voltaire qu'il n'est pas de moi.
Quel autre que lui sait écrire avec cette facilité, cette grâce, cette négligence? Il s'en défend pourtant et il a raison. Il a trouvé le sécret d'offenser le Parlement et de déplaire au souverain. Il n'y avoit que deux lignes à effacer et deux mauvaises lignes, pour que la Cour lui scût le plus grand gré de son travail. Les Magistrats haineux se sont tus jusqu'à présent; mais ils attendent que l'Auteur se compromette par quelque indiscrétion, et notre maître n'est malheureusement que trop disposé à en faire. Le ressentiment des Corps ne s'éteint jamais. Quand ils ne peuvent se venger sur la personne, ils se vengent sur les siens, ils se vengent sur sa postérité. Il faut n'avoir guère de liaisons dans ce monde ci, pour se brouiller avec des gens qui ont sur le front un bandeau qu'ils sont maîtres de tirer sur leurs yeux; sur leurs genoux une balance qui panche du côté qu'il leur plait; dans leurs mains un glaive qui tranche des deux côtés; devant eux un livre où ils lisent à leur gré notre destinée; et entre leurs bras une urne qu'ils sécouent et d'où ils peuvent faire sortir à tout moment la perte de l'honneur, de la liberté, de la fortune et de la vie. Je ne répondrois pas que Voltaire ne passât les dernières années de sa vie, comme le fils de l'homme qu'il a tant persécuté, à errer sur la surface de la terre, sans trouver où reposer sa tête. Puisse le Ciel faire mentir cette triste prophétie!

Souverains de la terre, ne mettez jamais vos loix sous la sanction des Dieux, vous ne serez plus maîtres de les révoquer.

Souverains de la terre, ne confiez jamais vos privilèges à des Corps particuliers; vous ne serez plus meîtres de les revendiquer.

Si vous dites à quelques uns de vos sujets, rendez la justice en mon nom, ils ne pourront plus souffrir que vous rendiez la justice. Evoquez une cause à votre Tribunal et vous entendrez leur murmure.

Voltaire prouve très clairement par les faits que nos Parlements d'aujour-d'hui n'ont rien de commun avec nos anciens Parlements et nos Etats Généraux, et que ce ne sont que de simples Cours de Judicature salariées dont les prétendus privilèges ne sont que des espèces d'usurpations fondées sur des circonstances fortuites, quelquefois très frivoles. Un homme plus instruit auroit sans doute traité ce sujet important d'une manière plus profonde. En nous entretenant de l'origine des prérogatives du Parlement, il nous auroit fait connoître l'esprit de ce Corps. Nous l'auroins vu mettre à prix la tête d'un Condé et le Conseiller Hévrard évidemment compris dans la même conspiration, rester tranquille sur les fleurs de lys. Nous aurions vu les héritages augmenter ou tomber de prix, selon qu ils étoient ou n'étoient pas situés dans le voisinage d'un de Messieurs. Nous aurions vu ce corps se faire exiler, refuser la justice au peuple et amener l'anarchie lorsqu'il s'agissoit de ses droits chimériques, jamais quand il étoit question de la défense du peuple. Nous l'aurions vu intolérant, bigot, stupide, conservant ses usages gothiques et vandales et proscrivant le sens commun. Nous l'aurions vu ardent à se mêler de tout, de réligion, de gouvernement, de guerre, de police, de finance, d'arts et de sciences, et toujours brouillant tout d'après son ignorance, son intérêt et ses préjugés. Nous l'aurions vu trop hardi sous les Roix faibles, trop foible sous les roix fermes. Nous l'aurions vu plus arriéré sur son siècle, moins au courant des progrès de l'esprit que les moines enfermés dans les cellules des Chartreux. Nous l'aurions vu fermant les yeux sur le fond et toujours dominé par l'absurdité de ses formes. Nous l'aurions vu vendu à l'autorité, la plûpart de ses membres pensionnés de la Cour, et le plus violent ennemi de toute liberté, soit civile, soit religieuse.

Nous l'aurions vu sans cesse occupé de réforme, excepté dans la partie de la jurisprudence et des loix, qu'il a laissées dans le cahos où il les a trouvées. Nous l'aurions vu poursuivant les honneurs et la richesse à quelque prix que ce fût. Nous l'aurions vu étendant sa protection et ses haines jusqu'à la troisième et quatrième génération. Nous l'aurions vu dans les circonstances incertaines, animé du même esprit que le Théologien, pancher presque toujours vers le côté absurde et ridicule. Nous l'aurions vu sous prétexte de conserver les droits de la Couronne, s'opposer à l'abolition des loix les plus folles et soutenir le droit d'aubaine, l'indissolubilité des grands fiefs, l'aliénation des domaines roiaux, l'éternité des substitutions. Nous l'aurions vu par une onconséquence inconcevable, traversant l'inquisition et servant la fureur sacerdotale, allumant les bûchers, préparant les instrumens du supplice, au gré du prêtre fanatique. Nous l'aurions vu exerçant lui même l'inquisition dans sa procédure criminelle. Nous l'aurions vu porter dans les fonctions publiques toute toute l'étroitesse du petit esprit monastique. Nous l'aurions vu, le corps longtems pauvre, ignorant, toujours entêté et le plus vindicatif qu'il soit possible d'imaginer, s'opposant sans cesse au bien, ou ne s'y prêtant qu'à la longue et par des motifs particuliers, n'aiant montré que rarement des vues saines d'administration et d'utilité publique, aÿant souvent oublié le sentiment de son importance et de sa dignité, ennemi irréconciliable de la philosophie et de la raison.

Quoiqu'il en soit, cet ouvrage est très bien fait, très intéressant, très agréable à lire, et suffisant pour ceux qui, comme vous, et moi, ne se soucient pas de s'enfoncer dans nos antiquités. Est bien caché à qui l'on voit le cul. Voltaire renie cet ouvrage et l'on y ôte au Cardinal de Richelieu le testament qui porte son nom, opinion qui est particulière à Voltaire.