1775-05-29, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis Bernard Guyton de Morveau.

Monsieur

Moins j'ai mérité l'honneur que vous me faittes, plus j'y suis sensible.

J'ai commencé par lire ce que vous avez écrit sur la jurisprudence. Je vois avec plaisir que vous ne pensez pas que l'influence du climat ait produit toutes les loix. Il y en a quelques unes, à la vérité, que le climat seul peut avoir inspirées. Par éxemple, la loi des Bracmanes, qui est la plus ancienne de toutes, sans contredit, ordonna de se batiser (c'est à dire de se plonger) dans les eaux du Gange, ce qui était un grand plaisir dans un païs chaud. Il est clair que cette loi aurait été absurde en Norvège. Les vaches devaient être épargnées et respectées dans un climat où elles étaient une nourriture fort sèche et fort mal saine. Il eût été très impertinent d'ordonner à des confrères de manger du pain et de boire du vin chez les Gangarides, à Siam, à Laos, à la Cochinchine, au Tonquin, dans les centrées méridionales de la Chine, au Japon, et sur les côtes de Guinée, où le pain et le vin étaient inconnus.

Mais pour les loix civiles, le climat n'y est jamais entré pour rien. Il est bien évident que les coutumes de Paris, de Champagne, de Picardie, n'ont jamais dépendu de la nature du sol, et de la température de l'atmosphère.

Vous vous plaignez, Monsieur, avec très grande raison, de la multiplicité de nos coutumes et de leurs commentateurs.

Je vous remercie de vous moquer un peu de l'ordonnance du chancelier D'Aguessau sur les testaments. Je ne vois pas pourquoi il me faut absolument sept témoins sur les bords du lac de Genêve pour faire mon testament. Voilà bien des témoins pour un acte qui doit être secret.

Je vous remercie encor d'avantage de vôtre aversion pour la mainmorte. Je suis indigné de voir à deux lieues de chez moi douze mille esclaves de moines. N'est-ce pas assez d'être esclave des fermiers généraux et de leurs commis, sans l'être encor de marauts à capuchons, qui ont fait vœu de pauvreté?

Prèsque toutes nos loix sont des restes de tirannie et de superstition. Il en est de même dans prèsque toute L'Europe. Il arrivera bientôt que la Russie, regardée parmi nous il y a cinquante ans comme le païs le plus barbare, sera le seul qui aura des loix sages et uniformes.

L'Angleterre n'en a qu'une seule bonne, et c'est sa grande charte. Nous en avons eu autant sous nôtre malheureux Roi Jean, à qui on donna le sobriquet de Jean le bon, mais nous avons tout perdu. Sauve qui peut dans nôtre France. Tout père de famille, tout homme domicilié, doit chez nous mettre à part une bonne somme le premier Janvier, pour tous les procès que l'absurdité et l'injustice lui feront perdre dans l'année. C'est une terrible entreprise de vouloir remédier à tous ces maux.

J'ai peur que la réforme de nos loix ne soit aussi difficile que celle de nos finances. Les abus seront toujours les loix de ce monde. Vos idées sont très justes; elles pouraient servir à rendre le genre humain moins malheureux, si les bons livres pouvaient servir à quelque chose.

Agréez l'estime respectueuse et la reconnaissance avec lesquelles j'ai l'honneur d'être

Monsieur

Votre très humble et très obéissant serviteur

V . . . .