1770-04-20, de Voltaire [François Marie Arouet] à Théodore Sudre.

Monsieur,

Quarante lieues de neige qui m'entourent; soixante et seize ans sur ma tête; ma vue prèsque entièrement perdue; trois mois de suite passés dans mon lit, m'ont privé de l'honneur de vous répondre plutôt.

Il me semble qu'il est fort peu important que Messieurs les avocats fassent un corps ou un ordre. Les Ducs et Pairs, les maréchaux de France font un corps. On dit le corps du Parlement, et non pas l'ordre du parlement. Les mots ne sont que des mots. Ce qui est essentiel c'est que les juges ne fassent pas rouer un innocent quand les avocats ont démontré son innocence; c'est qu'un gradué de village n'ait pas l'insolence de condamner à mort la famille des Sirven sur les présomptions les plus absurdes; c'est qu'on respecte plus la vie des citoiens, et que nos barbares usages qu'on appelle jurisprudence ne déshonorent pas nôtre nation. Dieu merci, la française est la seule dans l'univers entier chez qui l'on achête le droit de juger les hommes; et chez qui les avocats ne parviennent pas à être juges par leur seul mérite. Nous avons été Gaulois, Ostrogoths, Visigoths, Francs, et nous tenons encor beaucoup de nôtre ancienne barbarie dans le sein de la politesse. Ce sont là mes griefs, et je souhaitte passionément que Vôtre corps ou vôtre ordre puisse les corriger. Si celà était ma Lettre serait à Monsieur le Président De Sudre.

J'ai l'honneur d'être avec tous les sentiments que je vous dois, Monsieur, vôtre très humble

et très obéissant serviteur

Voltaire