1769-09-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Firmin de La Croix.

Je ne conçois pas, Monsieur, pourquoi cet infortuné Sirven se hâte si fort de se remettre en prison à Mazamet puisque vous serez à la campagne jusqu'à la st Martin.
Il faut qu'il s'abandonne entièrement à vos conseils. Je crains pour sa tête dans une prison où il sera probablement longtems. Il m'a envoié la consultation des mèdecins et chirurgiens de Montpellier. Il est clair que le raport de ceux de Mazamet était absurde, et que l'ignorance et le fanatisme ont condamné, flétri, ruiné une famille entière, et une famille très vertueuse. J'ai eutoutletempsdelaconnaître, elledemeuredepuissixansdansmon voisinage. La mère est morte de douleur en me venant voir; elle a pris Dieu à témoin de son innocence à son dernier moment; et elle n'avait pas même besoin d'un tel témoin.

Ce jugement est horrible, il déshonore la France dans les païs étrangers. Vous travaillez, Monsieur, nonseulement pour secourir l'innocence oprimée, mais pour rétablir l'honneur de la patrie.

J'espère beaucoup dans l'équité et dans l'humanité de Mr Le Procureur général. Mr le Prince de Beauvau lui a écrit et prend cette affaire fort à cœur; mais je crois qu'on n'a besoin d'aucune solicitation dans une cause que vous deffendez. Je suis même persuadé que le parlement embrassera avec zèle l'occasion de montrer à l'Europe qu'il ne peut être séduit deux fois par le fanatisme du peuple et par de malheureuses circonstances qui peuvent tromper les hommes les plus équitables et les plus habiles. J'ai toujours été convaincu qu'il y avait dans l'affaire des Calas de quoi excuser les juges. Les Calas étaient très innocents, celà est démontré, mais ils s'étaient contredits. Ils avaient été assez imbéciles pour vouloir sauver d'abord le prétendu honneur de Marc Antoine leur fils, et pour dire qu'il était mort d'apopléxie, lorsqu'il était évident qu'il s'était défait lui même. C'est une avanture abominable; mais enfin, on ne peut reprocher aux juges que d'avoir trop cru les aparences. Or il n'y a icy nulle aparence contre Sirven et sa famille; l'alibi est prouvé invinciblement. Celà seul devait arrêter le juge ignorant et barbare qui l'a condamné.

On m'a mandé que le Parlement avait déjà nommé d'autres juges pour revoir le procez en première instance. Si cette nouvelle est vraie je tiens la réparation sûre; si elle est fausse je serai afligé. Je voudrais être en état de faire dès à présent le voiage de Toulouse. Je me flatte que les magistrats me verraient avec bonté, et qu'ils me sauraient d'autant moins mauvais gré d'avoir pris si hautement le parti des Calas, que j'ai toujours marqué dans mes démarches le plus profond respect pour le parlement, et que je n'ai imputé l'horreur de cette catastrophe, qu'au fanatisme dont le peuple était enivré. Si les hommes connaissaient le prix de la tolérance, si les loix romaines qui sont le fond de vôtre jurisprudence étaient mieux suivies, on verrait moins de ces crimes et de ces suplices qui éffraient la nature. C'est le seul esprit d'intolérance qui assassina Henri 3, Henri 4, vôtre premier président Duranti, et l'avocat général Rafis; c'est lui qui a fait la st Barthelemi; c'est lui qui a fait expirer Calas sur la roue. Pourquoi ces abominations n'arrivent elles qu'en France? pourquoi tant d'assassinats religieux et tant de Lettres de cachet prodiguées par le jésuite Le Tellier? Sont-ils le partage d'un peuple si renommé pour la danse et pour l'opera comique?

Tant que vous aurez des pénitents blancs, gris, et noirs, vous serez exposez à toutes ces horreurs; il n'y a que la philosophie qui puisse vous en tirer. Mais la philosophie vient à pas lents, et le fanatisme parcourt la terre à pas de géant.

Je me consolerai, et j'aurai quelque espérance de voir les hommes devenir meilleurs si vous faittes rendre aux Sirven une justice complette. Je vous prie, Monsieur, de ne vous point rebuter des irrégularités dans lesquelles peut tomber un homme accablé d'une infortune de sept années capable de déranger la meilleure tête.

Aureste, il doit avoir encor assez d'argent, et il n'en manquera pas.

Je suis tout prêt de faire ce que veux Mr D'Arcquier; je pense entièrement comme lui; il m'a pris par mon faible, et vous augmentez beaucoup l'envie que j'ai de rendre ce petit service à la Littérature. Il faudrait pour celà être sur les lieux; il faudrait passer l'hiver à Toulouse; c'est une grande entreprise pour un vieillard de 75 ans qui aime toujours passionément les beaux arts, mais qui n'a que des désirs et point de force.

J'ai l'honneur d'être, Monsieur, avec tous les sentiments d'estime, et j'ose dire d'amitié que vous méritez, Vôtre très humble et très obéissant serviteur

Voltaire