à Lausane 22 janvier 1758
Je ne reçus qu'hier monsieur, les deux dissertations dont vous avez bien voulu m'honorer.
Je les ay lues avec baucoup de plaisir; et je ne perds pas un moment pour vous en faire mes remerciements. Je vois que non seulement vous avez baucoup lu, mais que vous avez bien lu, et que vous réfléchissez encor mieux. Je crois comme vous Monsieur que l'abbé de st Real (homme qu'il ne faut pas regarder comme un historien) a fait un Roman de la conspiration de Venize. Mais on ne peut douter que le fonds ne soit vrai. Le procurateur Nani le dit positivement, et je me souviens que M. l'abbé Conti, noble vénitien très instruit et qui est mort dans une extrême vieillesse, regardait la conspiration du marquis de Bedomar comme une chose très avérée. Comment ne le serait elle pas puisque le sénat renvoia cet ambassadeur sur le champ, et qu'il fit mourir tant de complices? Eût on fait cet outrage au roy d'Espagne, se fût on joué ainsi de la vie de tant de malheureux pour supposer à l'Espagne une entreprise criminelle? On craignait alors baucoup les espagnols en Italie. Venise, qui n'était point en guerre avec eux, voulait les ménager. Eût ce été les ménager que leur imputer une pareille trahison? On l'ensevelit autant qu'on put dans le silence et le Sénat avait en cela très grande raison. Comment vouliez vous que ce même Sénat empéchât ensuitte la promotion de Bodemar au cardinalat? Les vénitiens ont ils jamais eu du crédit à Rome? L'entreprise de Bodemar contre Venise était une raison de plus pour luy procurer le chapau plustôt qu'une raison pour l'exclure.
Ne rangez pas non plus la conspiration des poudres parmi les suppositions. Elle n'est que trop véritable. Personne en Angleterre ne forme Le moindre doute aujourdui sur cette entreprise infernale. La lettre de Perci qui existe, La mort qu'il reçut à la tête de cent cavaliers, le supplice de dix conjurez, le discours de Jaques 1er au parlement sont des preuves contre les quelles les jésuites n'ont jamais opposé que des objections méprisées. C'est en respectant vos lumières que je vous fais ces observations, et c'est avec bien de l'estime que j'ay l'honneur d'être monsieur
votre très humble et très obéisst serviteur
Voltaire