1765-09-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Baptiste Jacques Élie de Beaumont.

Vous entreprenez monsieur un ouvrage digne de vous en essaiant de réformer la jurisprudence criminelle.
Il est certain qu'on fait trop peu de cas en France de la vie des hommes. On y suppose apparemment que les condamnez étant duement confessez s'en vont droit en paradis. Je ne connais guères que l'Angleterre où les loix semblent plus faites pour épargner les coupables que pour sacrifier l'innocence. Croyez que partout ailleurs la procédure criminelle est fort arbitraire.

Le Roy de Prusse a fait un petit code intitulé le code selon la raison, comme si le digeste était selon la folie.

Mais dans ce code, le criminel est oublié. Le meilleur usage établi en Prusse comme dans toutte l'Allemagne et en Angleterre est qu'on n'exécute personne sans la permission expresse du souverain. Cette coutume était établie en France autrefois. On est un peu trop expéditif chez vous, on y roue les gens de broc en bouche avant que le voisinage même en soit informé; et les cas les plus graciables échappent à l'humanité du souverain.

J'ay écrit en Suisse selon vos ordres. Je ne peux mieux faire que de vous envoyer la réponse de M. de Correvon, magistrat de Lausane. Mais vous trouverez assurément plus de lumières dans vous que dans les jurisconsultes étrangers.

Voylà un beau champ pour votre éloquence. La rage d'accuser en Languedoc les pères de tuer les enfans subsiste toujours. Un enfant meurt d'une fièvre maligne à Montpellier. Le médecin va voiager. Pendant son voiage on accuse le père d'avoir assassiné son fils. On allait le condamner lors que le médecin arrive, parle aux juges, les fait rougir; et le père prend actuellement les juges à partie. Cette avanture pourait bien mériter un épisode dans votre mémoire. Je vais écrire au médecin pour savoir le nom de ce brave père. Adieu monsieur, j'ay le malheur de n'avoir vu ny madame de Beaumont ny vous mais j'ay le bonheur de vous aimer tout deux de tout mon cœur.

V.

A l'égard des Sirven mr de la Vaisse me mande que l'ordonance du parlement de Toulouse portant permission à un juge subalterne d'effigier son prochain, n'est point regardée comme une confirmation de sentence.

Voylà je vous l'avoue une singulière logomachie. Quoy, la permission de déshonorer un homme et de confisquer son bien n'est pas un jugement! le parlement donne donc cette licence au hazard! Ou la sentence luy paraît juste, ou inique, il en ordonne l'exécution. Il confirme donc la justice ou l'iniquité. Il ne peut ordonner cette exécution qu'en connaissance de cause. De bonne foy est ce une simple affaire de stile d'ordoner la ruine et la honte d'une famille?