1767-10-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Élisabeth de Dompierre de Fontaine, marquise de Florian.

Il n'y a pas moien, ma chère nièce, que je vous blâme de penser comme moi.
Je vous sais très bon gré de passer vôtre hiver à la campagne. On n'est bien que dans son château. Consultez le Roi, c'est ainsi qu'il en use; il ne passe jamais ses hivers à Paris; le fracas des villes n'est fait que pour ceux qui ne peuvent s'occuper. Ma santé a été si mauvaise que je n'ai pu aller à Montbelliard, quoique ce voiage fût indispensable. Il y a un mois que je ne sors prèsque pas de mon lit. Je ne me suis habillé que pour aller voir une petite fête que vôtre sœur m'a donnée. Vous jugerez si la fête a été agréable par les petites bagatelles cy jointes. On vous enverra bientôt de Paris la petite comédie qu'on a joué. Mr De Laharpe et Mr De Chabanon n'ont pas encor fini leurs pièces, et quand elles seraient achevées je ne vois pas quel usage ils en pouraient faire dans le délabrement horrible où le théâtre est tombé.

Ferney est toujours le quartier général. Nous avons le colonel du Régiment de Conti dans la maison, et trois compagnies dans le village. Les soldats nous font des chemins, les grenadiers me plantent des arbres; made Denis qui a été accoutumée à tout ce fracas à Landau et à Lille s'en accommode à merveille. Je suis trop malade pour faire les honneurs du château. Je ne mange jamais au grand couvert; je serais mort en quatre jours s'il me fallait vivre en homme du monde; je suis tranquile au milieu du tintamare, et solitaire dans la cohue.

S'il me tombe quelque chose de nouveau entre les mains, je ne manquerai pas de vous l'envoier à l'adresse que vous m'avez donnée.

Je m'imagine que Mr De Florian ne perd pas son temps cet automne; il alligne sans doute des allées, il fait des pièces d'eau et des avenues. Les pauvres parisiens ne savent pas quel est le plaisir de cultiver son jardin, il n'y a que Candide et nous qui aions raison.

Je vous embrasse tous de tout mon cœur.